Au mitan des années 70, la bande dessinée s’est emparée de la science-fiction, qui triomphe partout dans les librairies. La cathédrale du genre, alors, s’intitule Métal Hurlant et le plus éminent de ses prophètes, dont les premiers chefs-d’œuvre publiés en épisodes ont sidéré quelques années auparavant les lecteurs de Pilote (Les Six Voyages de Lone Sloane, et un peu plus tard Delirius scénarisé par Jacques Lob), s’appelle Philippe Druillet.
Gavé de SF et de fantastique, visionnaire et passionné, Druillet est à ce moment l’auteur le plus novateur de sa génération – en tout cas le plus audacieux, celui qui avant tous les autres ose des principes et des formats narratifs encore jamais tentés. La plus étonnante de ses créations de l’époque, sinon la plus spectaculaire, reparaît ces jours-ci chez Glénat sous la forme d’une intégrale noir et blanc : Vuzz. Un ovni graphique incroyablement moderne, qui à sa manière éruptive, déroutante et gouailleuse annonce ce qui deviendra un peu plus tard le mètre étalon de la liberté absolue en bande dessinée : Arzach de Moebius.
Car historiquement, Vuzz a préexisté à Arzach – d’un poil, si l’on peut dire. Les premières aventures provocatrices de ce personnage paillard et amoral, dépourvues de tout dialogue, ont en effet paru dès 1973 dans le magazine Phénix. Guère plus qu’un succès d’estime à l’époque, Phénix n’ayant qu’une audience et une diffusion limitées – mais il est certain que tous ceux qu’intéresse alors le 9e art en plein essor ont à ce moment découvert le nouveau monde imaginé par Druillet, et mesuré ce que cette création en roue libre apportait de différent. Il faudra attendre la naissance de Métal Hurlant en 1975, et plus précisément le numéro 7 de la revue, daté de mai 1976, pour qu’y renaisse en épisodes le Vuzz de Druillet, consacré cette fois par le succès du magazine.
La reprise en un seul volume de l’ensemble de la saga (soit huit récits courts enrichis d’un dernier épisode développé sur une cinquantaine de planches et achevé fin 74, initialement publié en album séparé par Les Humanoïdes Associés sous le titre Là-bas) permet de mieux apprécier à la fois l’innovation de la démarche et la radicalité du propos. Jouisseurs obsessionnels jamais très éloignés de l’obscène, sans aucun interdit exception faite des limites physiologiques de leur propre satiété, Vuzz et ses comparses d’occasion déclinent ad nauseam, sur fond de massacres, de ripailles et de magie noire, une tambouille sans fin d’humeurs et de sécrétions violentes – mais tout y est aussi réjouissant que paroxystique bien sûr, comme on peut parfois l’être chez Sade ou l’Apollinaire des Onze Mille Verges. Autant dire que rien n’est vraiment sérieux dans cet exercice de style extrême et convulsif, exceptées, justement, la démesure et la provocation. Le comble du romantisme, si on veut, l’histoire se refermant bien entendu sur la mort du héros, aussi sanglante, sordide et dérisoire que l’a été l’entièreté de son existence.
Parfois présenté comme une création atypique dans l’œuvre de Druillet, Vuzz apparaît rétrospectivement, bien au contraire, comme une sorte de concentré de son style, de son ton, de sa manière – sans oublier son humour, pourtant rarement convoqué lorsqu’on évoque son travail. Une épure en quelque sorte, qui se serait défaite de ses velléités de grand-messe pour ne garder que l’âpreté du portrait, à l’os. Ajoutons enfin qu’au-delà de son apport aux univers de la science-fiction, Vuzz pourrait aussi se lire, à sa manière, comme une sorte de bréviaire made in France de l’érotique grotesque. Ou comment démontrer que l’ero-guro, aujourd’hui consacré par mangas interposés comme l’un des parangons de la radicalité en bande dessinée, aurait ainsi eu, dès l’orée des seventies, un lointain cousin hexagonal. Novateur un jour…
- Vuzz – L’Intégrale, de Philippe Druillet (éditions Glénat, 144 pages, 19,50€)