Voici un livre que j’ai eu longtemps envie d’éditer à l’époque où je m’occupais d’une collection de bandes dessinées érotiques pour les éditions La Musardine. Mais pour des raisons diverses et variées, notamment parce que le fondateur et gérant ne trouvait pas l’œuvre suffisamment commerciale (sic !), cela n’a jamais pu se faire. Et tant mieux, dois-je avouer. Car avec les moyens et le temps que j’aurais eu pour l’éditer, le livre n’aurait jamais été aussi beau que celui concocté avec amour par les jumeaux Filliatre, Guillaume et Damien, au sein de leur minuscule et merveilleux label Misma, sis au 3, chemin Frantoupin, à Le Fauga, au sud de Toulouse, et non loin de l’Espagne (http://www.misma.fr/).
Le pavé qui ressuscite Anarcoma, détective transsexuel(le) qui fit les beaux jours du magazine El Víbora publié par les éditions La Cúpula, est en effet somptueux. L’ouvrage dispose d’un grand format de 24 x 32 cm, pour faire éclater au grand jour les ambiances nocturnes que Nazario a incroyablement mises en scène dès la fin des années 1970. Pour cette double édition, l’auteur a d’ailleurs retravaillé les couleurs de la première aventure, puisqu’elles étaient à l’époque d’avant le numérique, celle de la photogravure, uniquement faites à partir d’indications de valeurs. Ce qui donne une réelle cohérence. Damien et Guillaume ont choisi un papier épais, au fort grammage, ont reformulé les premières traductions, qui avaient été livrées par Dominique Grange — aussi traductrice de Muñoz et Sampayo —, ont dégotté des épisodes inédits et, surtout, ont été à l’origine de cette intégrale. En bref, ils ont fait un sacré boulot durant de longs mois.
Nazario Luque Vera, dit Nazario, est une figure tutélaire de l’underground ibérique, et en particulier de la scène barcelonaise où il déboule en 1972, à l’âge de 27 ans, pour y fonder notamment le groupe graphique El Rrollo, en compagnie d’amis dessinateurs, Javier Mariscal, Farry (Miguel Farriol Vidal) et Pepichek (José Farriol Vidal). Ensemble, deux ans plus tard, ils autoéditent El Rrollo enmascarado, le premier comix espagnol, saisi par la police, qu’ils continuent de faire connaître en le vendant dans la rue et dans les bars. Le régime franquiste est certes finissant — El Caudillo mourra en 1975 —, mais la répression est toujours vive, et les libertés contraintes. Les publications du groupe El Rrollo sont en conséquence totalement subversives et font risquer à leurs auteurs de graves dangers. Ainsi, La Piraña Divina, un fascicule autoédité en 1975, provoque la dissolution du groupe et oblige Nazario, recherché par la police, à fuir un temps à Séville, et au Maroc.
Nazario reviendra et participera entre autres à la création du magazine contre-culturel El Víbora, en décembre 1979 — dont le titre évoque la marijuana —, et pour lequel il signe l’illustration de couverture, représentant la tête d’un homme en gros plan, criblée de balles, ainsi que le premier chapitre des aventures délirantes d’Anarcoma. La signature de Nazario n’a fait que de furtives apparitions dans la presse française des années 1980 (Charlie mensuel, L’Écho des savanes, Circus, Gai Pied). Un seul album d’Anarcoma a été édité en 1983 par les défuntes éditions Artefact. « Pour les uns, lisait-on dans un communiqué éditorial de l’époque, Nazario est le plus “grand dessinateur de la bédé underground de Barcelone”, “un des meilleurs chroniqueurs des bas-fonds de la personnalité humaine” ; pour d’autres, il n’est rien qu’une “folle perdue”. » Aujourd’hui, et à juste titre, on le présente comme un agitateur moral, provocateur, exhibitionniste et artiste multi-culturel. Il est aussi l’incarnation encore vivante de la movida, et du bouillonnement culturel, social, politique aussi bien que sexuel qui a suivi les décennies de dictature franquiste.
Anarcoma a été la pierre angulaire de son œuvre. « Bas résille, cheveux bruns, gueule d’ange, Anarcoma chante et danse à l’El Torpedo, un cabaret qui ressemble à ceux décrits par Jean Genet dans Journal du voleur (Gallimard, 1949) », lit-on dans Le Monde du 22 juin dernier, sous la plume de l’écrivain Mathias Enard. Ce transsexuel — que l’on nommait encore travesti au début des années 1980 — est un mélange, tant par son physique que par son comportement, de Lauren Bacall et d’Humphrey Bogart. C’est ainsi que Nazario le présentait à l’origine, en précisant toutefois qu’elle n’avait rien à voir avec Barbarella, Vampirella, Jodelle ou Paulette, mais qu’elle avait un petit quelque chose de Modesty Blaise et d’Emmanuelle, qu’elle ne s’était pas fait opérer, qu’elle ne voulait pas, qu’elle était très fière de sa bite très respectable, qu’elle aimait les hommes forts et bien montés, plutôt beaux mecs, et que son rêve dans la vie était de devenir détective.
La particularité des aventures d’Anarcoma est de s’intéresser moins au motif de l’aventure, un tantinet loufoque, et de s’attarder au contraire sur l’univers interlope et les personnages qui le composent. Pour Nazario, ce sont avant tout « des michetons, des pédés, des travelos, tout un tas de créatures qui traînent dans les rues, les bars, clubs, squares, chiottes publics, drugstores et autres endroits branchés, en général. » Pour le lecteur des années 2010, c’est une visite rétroactive d’une Barcelone disparue. « Anarcoma flirte avec la science-fiction sur une trame de roman noir, explique Estocafich dans l’introduction de la présente intégrale. Ce sont les aventures d’un(e) détective qui mène des enquêtes absurdes au cœur d’une Barcelone dans laquelle travestis, transsexuels et prostituées luttent contre des militaires sadiques, des sociétés secrètes paranoïaques, des scientifiques grotesques et un paquet de tarés en tout genre. »
La lecture d’Anarcoma convoque à la fois Shelton, Crumb, Muñoz, Golo, dans un shaker dont l’imagerie serait par ailleurs foutrement explicite. Nazario n’hésite pas une seconde à représenter un meurtre, un coït ou un sexe dégorgeant en gros plan. C’est couillu et sans doute ce qui a relégué cette œuvre extrême dans les nimbes de l’histoire de l’art. En 2013, dans un courrier adressé à Estocafich, je tentais une vaine explication à ce sujet. « La méconnaissance de l’œuvre de Nazario tient évidemment dans le sujet lui-même, disais-je alors. Selon moi, c’est bien parce qu’Anarcoma évolue dans un univers de transsexuels et de transformistes, avec des mecs poilus, de grosses bites, des seins rajoutés si l’on peut dire, que l’œuvre est enterrée depuis des lustres. C’est une orientation sexuelle qui malgré tout ce qu’on peut dire a du mal à passer. En plus, Nazario est le chantre des torses poilus et des phallus serpentins et ça, dans le monde de la bande dessinée bien lissé, c’est hard. C’est même hard dans le monde le monde de la bande dessinée pornographique où l’on est toujours dans un registre majoritairement hétérosexuel… »
« Tout à fait d’accord, me répondait Estocafich. Difficile de défendre Anarcoma auprès des libraires… Et pourtant, outre les images chocs et les partouzes avec des transsexuels à grosses queues, il y a dans l’œuvre de Nazario une réelle force esthétique et une chronique du Barcelone de la movida. Et c’est ce qui pour moi en fait toute la force ! » Cela dit, de manière plus prosaïque, il semblerait qu’Anarcoma ait été longtemps oubliée par l’auteur lui-même. À la fin des années 1980, Nazario en a eu marre de « dessiner des bites », pour reprendre ses termes, et s’est lancé dans la peinture. Des natures mortes, assiette de poisson posée sur sa table de salon, ou vue partielle de l’immeuble d’en face de chez lui. Ajoutons pour finir qu’Anarcoma est une œuvre inachevée. Après deux longues aventures dessinées, on ne verra donc jamais la détective s’emparer de la fameuse machine à éliminer les désirs du professeur Onliyou, qu’elle était censée retrouver. Il est seulement possible de lire le scénario écrit d’une suite envisagée il y a trente ans, et qui a été publié en Espagne il y a quelques mois (Nuevas Aventuras de Anarcoma y el robot XM2, éditions Laertes, novembre 2016).
« — T’es dans la police, non ?
— Détective privé.
— C’est pas pareil ?
— La police fait régner l’ordre. Moi, je me contente de révéler le désordre. » *
Anarcoma, de Nazario (Misma, 158 pages, format 24,5 x 32,6 cm, 32€, juin 2017), avec une introduction de Damien Filliatre, alias Estocafich.
À noter une édition simultanée en Espagne (Anarcoma – Obra Grafica Completa, La Cúpula, 34,90€) avec une introduction savante de l’écrivain Rubén Lardin.
* Extrait du Quintette de Buenos Aires, une enquête de Pepe Carvhalo, personnage de romans policiers créé par Manuel Vasquez Montalban, qui inspira Anarcoma.