Lastman dixième, donc. Après avoir livré à fond de train – une vitesse relative, certes, mais vitesse tout de même eu égard à l’ampleur de la tâche – les neuf premiers épisodes de la série, on avait pu noter, chez le trio qui signe la saga, un petit temps de latence avant que les dés ne soient relancés. L’effet d’une fatigue humaine bien compréhensible ? Ou plutôt le délai nécessaire pour rassembler ses forces avant d’inaugurer une nouvelle séquence plein pot – le genre on s’économise un peu avant la reprise, parce qu’avec ce qui s’annonce, qui sait quand se présentera la prochaine pause toilettes, hein ?
Sur le plan formel, il ne semble pas être véritablement question d’un nouvel arc narratif. Mais on a néanmoins, très vite, la sensation d’une bifurcation majeure. Les deux têtes d’affiche mâles de toute l’affaire, Adrian Velba et son mentor Richard Aldana, ont pris de l’âge l’un comme l’autre et le temps passant, à l’instar de toute saga soucieuse de respecter les canons du genre, le moment est venu de regarder en arrière ; manière d’ouvrir de nouvelles orientations scénaristiques, d’explorer davantage certaines destinées plus ou moins périphériques, enfin bon, de faire son petit Star Wars, quoi.
Ici, c’est le douloureux personnage de Marianne, la mère d’Adrian foudroyée à la fin du tome 6, qui va cristalliser toutes les attentions. Flash-back, par conséquent, sur les origines de ce personnage clé, qui fut d’emblée, lors des premiers volumes de la série, la bombasse de l’étape. Or bien sûr, car là aussi c’est la règle du genre « épopée » – les narrations à tiroirs –, ladite Marianne n’est pas uniquement de la chair à fantasmes. Elle est heureusement aussi une créature accomplie et complexe, avec son épaisseur, ses passions, sa part d’ombre, ses mystères et, on y arrive, sa trajectoire biographique singulière.
C’est ce versant inédit qu’entreprend d’explorer Lastman 10, en faisant de la future mère d’Adrian un personnage énigmatique, dont les origines sont loin d’être claires – c’est une enfant trouvée, sauvée in extremis des griffes d’un iguane noir. Elle manifestera en outre dès ses primes années des dispositions particulièrement affirmées du côté de la magie et des talents telluriques qui, depuis les débuts de la série, en constituent l’un des principaux marqueurs. Bref, tout ce qu’il faut de complexité biographique pour alimenter la curiosité et de zones obscures pour susciter un bon suspense annoncé.
Je ne sais pas si Bastien Vivès et ses acolytes ont lu Dune, mais je retrouve, dans l’évocation de l’ordre monastique qui recueille la petite Marianne puis assure sa formation, de lointains échos du Bene Gesserit dans le livre-monde de Frank Herbert – cet ordre para-religieux dont le rôle est décisif dans l’avènement du personnage messianique central de la saga de Dune.
Pour en terminer avec les notations féminines, on relèvera enfin qu’un autre personnage de femme occupe, parallèlement à Marianne, le devant de la scène de ce tome 10. Enfin, de femme, on eut pu s’y tromper. Cristo en effet, puisque c’est d’il / elle qu’il s’agit, a passé la quasi-totalité de la série jusqu’à présent à avancer masqué, dans tous les sens du terme : ce n’est que très récemment que l’on a fini par découvrir que ce personnage de guerrier hiératique, mutique et presque indestructible était en réalité une créature féminine (mais quand même très musclée). Adossé à la question très tendance (et fort mouvante ces temps-ci) d’un identité sexuelle sujette à interprétations, le trio d’auteurs de Lastman entreprend donc, comme avec Marianne, de lever le voile sur les origines de Cristo, dont on devine déjà que c’est à la fois bien douloureux et très névrotique – donc prometteur.
Du côté des images, je ne vais pas faire très long : on sait déjà l’équipe Lastman particulièrement talentueuse et la formule graphique largement rôdée, de quoi tourner en mode optimal sans rien modifier sur l’essentiel – la dynamique. Innovation principale du tome 10 : l’utilisation d’un traitement spécifique au lavis pour traiter de tout ce qui relève du registre du flash-back, histoire sans doute de ne pas sacrifier aux sempiternelles teintes sépia, disqualifiées à force d’avoir été vues et revues. Rien de renversant, mais l’effet fonctionne correctement, et c’est sans doute tout ce qu’on attendait de lui.
Alors la suite ? Je me souviens avoir entendu Bastien Vivès expliquer, lors du démarrage de la série, qu’il avait en tête la structure de la quasi-totalité du projet Lastman jusqu’au douzième tome. Autant dire qu’on y est presque, déjà. Mais quelque chose me dit que là, l’horizon de l’affaire déborde très largement les frontières du seul volume 12… Quinze tomes, vingt, cinquante ? Feraient bien de serrer les fesses, les fans transis : m’est avis qu’ils vont prendre cher.
Lastman 10, de Balak, Sanlaville et Vivès (Casterman, 216 pages, 12,50€)
Post scriptum : en 2013, lors de la sortie du premier volume de Lastman, ses trois auteurs m’avaient accordé un entretien inaugural, que j’ai trouvé intéressant de reproduire ci-après. Où l’on voit que Balak, Sanlaville et Vivès avaient déjà une idée très précise de leur projet, dont ils ont finalement peu dévié depuis.
Dans quelles circonstances vous êtes vous rencontrés ?
Bastien Vivès : On s’est connus à Paris à l’école des Gobelins, en 2004. Michaël et moi étions dans la même promo, et Yves (Balak, ndlr) était arrivé un an avant nous. Dès qu’on s’est rencontrés, on a tout de suite passé beaucoup de temps à dessiner ensemble. Alors quand on est sortis de l’école, assez naturellement, Michaël et moi avons continué à collaborer, ce qui a donné quelque temps plus tard notre premier album en commun chez KSTR, Hollywood Jan.
Balak : Moi, de mon côté, après les Gobelins, je suis parti faire du story-board dans le dessin animé, pendant six ans.
Michaël Sanlaville : J’ai aussi fait pas mal d’animation. C’est ce qui nous caractérise tous les trois, avoir eu des expériences professionnelles au carrefour de l’animation et de la bande dessinée. Lastman résulte certainement de ça aussi : il nous a fallu d’abord en passer par ces expériences diverses pour nous sentir à l’aise sur un projet de cette envergure.
D’où vient-il, et comment le définissez-vous ?
Bastien Vivès : L’origine, c’est notre goût partagé pour le manga et la japanimation. On a tous été « formés » et influencés par les grandes épopées que sont Dragonball, Ken le survivant, Les Chevaliers du Zodiaque, et des auteurs comme Otomo ou Miyazaki. Mais aussi par les productions Disney, la saga Star Wars, ou les dessins animés Pixar.
Balak : Notre envie commune était de réaliser non pas un manga, mais un format manga. Quelque chose qui en ait le souffle et la dimension épique.
Michaël Sanlaville : Last Man, c’est typiquement le genre de récit auquel on pense lorsqu’on se dit : « Quand je serai grand, voilà ce que je voudrais faire ». Mais pour y parvenir, justement, il faut avoir un peu grandi auparavant, avoir pris de la bouteille. Aucun de nous n’aurait pu faire aboutir seul quelque chose de ce genre.
Pourquoi ?
Michaël Sanlaville : Parce que ça demande une force d’écriture, une puissance de conception et de mise en scène que nous ne maîtrisons pas individuellement.
Bastien Vivès : Pour construire et développer Lastman, on s’est organisés non pas à la manière des Japonais, où il y a clairement un « maître » d’une part et des assistants d’autre part, mais plutôt sous la forme d’un mini-studio, un peu comme le faisaient autrefois les auteurs belges de l’école de Marcinelle. Il n’y a pas un chef d’orchestre et des exécutants, mais trois auteurs égaux et complices qui ont tous choisi de se mettre au service de l’histoire commune. Evidemment, il y avait dans ce choix une part d’incertitude. Au tout début, je me disais : « mais à quoi ça va ressembler, ce truc ? ». Et finalement, dès les premières pages, j’ai moi-même été surpris de constater que ça fonctionnait, et même très bien.
Michaël Sanlaville : C’est ce qui fait la différence avec le monde de l’animation, où il y a souvent une dimension hiérarchique assez marquée. Entre nous, ça n’existe pas. Il y a un esprit de confiance mutuelle : si l’un d’entre nous apporte une critique, il est acquis que c’est vraiment pour faire progresser l’histoire.
Balak : C’est un partage, un échange. Au fur et à mesure qu’on progresse dans la réalisation de cette histoire, on s’aperçoit que ce qu’on a réussi à mettre en place, c’est une complémentarité.
Comment vous êtes-vous répartis les rôles et les fonctions ?
Bastien Vivès : Je dirige l’écriture au début, puis Yves prend en charge le découpage général et la mise en scène, Michaël apporte des idées de décor, de cadrage, et ensuite on rentre tous ensemble dans les détails, notamment pour les dialogues.
Balak : C’est un ping-pong permanent, avec un côté organique. Rien n’est vraiment verrouillé, il y a des validations et des révisions successives tout au long du processus.
Michaël Sanlaville : En fait, Bastien s’est sacrifié ! Ce qu’il préfère faire depuis toujours, c’est la mise en scène. Mais dans ce cas précis, pour avoir l’efficacité optimale et pouvoir tenir la cadence souhaitée, on s’est vite rendu compte qu’il fallait que ce soit Yves qui assure ce travail. Du coup, Bastien et moi nous nous concentrons sur la réalisation des planches.
Balak : Mais cela suppose tout de même beaucoup de vigilance. Il faut constamment se relire, vérifier. Même à trois, il peut encore nous arriver de nous y perdre un peu…
Michaël Sanlaville : En revanche, organisés de cette manière, on avance vraiment vite. En un peu plus d’un an de travail, on a pu tomber 600 pages…
Bastien Vivès : Et sans une prise de bec !
Il y a tout de même une exigence de cohérence graphique, non ?
Michaël Sanlaville : Oui, mais cela, l’animation nous a appris à le faire spontanément. Nous savons tous nous couler dans un style, une charte graphique. Passer par l’animation nous a beaucoup servi à tous, on a énormément progressé grâce à ça.
Bastien Vivès : Dans ce cas précis, Michaël et moi nous efforçons tous les deux d’essayer de tendre le plus possible vers le dessin de l’autre.
Michaël Sanlaville : … mais pour les expressions, j’ai tout de même tendance à m’aligner sur Bastien, c’est l’un de ses gros points forts !
Balak : Et moi, depuis un an, je regarde ces deux-là se tirer la bourre en permanence, il y a une vraie émulation, c’est un régal !
En termes de longueur, vous savez où vous allez ?
Bastien Vivès : J’ai à peu près la matière du récit dans ses grandes lignes pour douze volumes, et les choses sont vraiment calées pour les six premiers. Au-delà de l’intrigue du premier tome, beaucoup d’autres pistes narratives, beaucoup d’autres mondes vont s’ouvrir et se révéler… Si le public répond bien, ça peut aller très loin.
Michaël Sanlaville : Et on pense déjà à d’autres déclinaisons : un jeu vidéo avec un quatrième larron, Khao, une petite web série diffusée à partir de janvier… Actuellement, on n’en est qu’au premier étage de la fusée. Si ça prend, on peut tout imaginer : des figurines, des posters, tout !