Le 30 septembre 2016, Ted Benoit s’en est allé, emmenant avec lui une partie de ce moment singulier de la bande dessinée, à la charnière des années 70 et 80, qui aura vu éclore et s’épanouir tant de talents majeurs au seuil d’une décennie si vaine. Mais peut-être n’a-t-on pas suffisamment rappelé, au fil des nombreux témoignages publiés lors de la disparition du dessinateur, que nous quittait aussi, dans le même mouvement, sa créature la plus aboutie – l’un de ces personnages dont on se demande, après coup, comment on avait bien pu s’y prendre pour ne pas les inventer plus tôt.
Ray Banana, donc. Profilé comme une automobile griffée Raymond Loewy, c’est-à-dire impeccable. La mèche, la paire de lunettes évidemment, les costumes, l’appartement, les boissons, les voitures, l’urbanité, les mots (ah, la « bergère » dans laquelle il s’affale planche 54 de Berceuse électrique, ruminant dans sa contrariété un soliloque en forme de profession de foi : « Gentleman en toutes circonstances… ») : chaque détail ici vibre à l’unisson de tous les autres, dans un accord parfait. Sans oublier bien sûr le titre imparable de cette première aventure au long cours, Berceuse électrique, si habile à suggérer qu’on saura, par-delà les apparences de l’histoire – disons, pour situer, une sorte de condensé des fifties en mode superlatif – dépasser le simple hommage aux mânes millésimés du cinéma et du roman noir.
Car il serait tentant, bien sûr, de réduire la création de Ray Banana et de son environnement à un pur exercice de style. En surface et de prime abord, tout ou presque dans la parenté affichée et assumée des tribulations de Ray avec la fameuse ligne claire issue de Jacobs, Hergé ou Vandersteen semble relever de la citation, dans un effet d’accumulation presque compulsif. Rechercher l’épure, inlassablement ; traquer la forme parfaite dans la ligne d’une Oldsmobile, la courbe d’un bras de fauteuil, l’imprimé d’une chemise hawaïenne – comme Loewy naguère accouchant du coquillage de la Shell, au cœur de cette Amérique éternelle et fantasmatique qui se niche elle aussi au cœur du motif bananesque.
Pour autant, se représenter Ray Banana sous les oripeaux du pastiche serait lui faire insulte, et portraiturer Ted Benoit en simple continuateur de l’univers hergéen un contresens manifeste. « (…) Il ne s’agit pas de citations, souligne le journaliste et critique Gérard Lenne dans sa préface argumentée à la réédition de Berceuse électrique proposée dans la défunte collection « Casterman Classiques » en 2002, plutôt de rappels, et qui n’ont nul besoin d’être soulignés. Chacun en fera son miel (…). » Des rappels, exactement, comme le ferait un réalisateur de cinéma occupé à peaufiner son cadre à grand renfort d’accessoires et d’éléments de décors. Ted Benoit n’a-t-il pas été, à la fin des années 60, étudiant à l’Idhec, La Mecque française des études cinématographiques d’alors ?
Au-delà des références et autres clins d’œil, pourtant, l’essentiel est ailleurs. Car ce qui s’impose aujourd’hui à la (re)lecture de Berceuse électrique, avec tant d’évidence et, peut-être, le recul et le passage du temps, c’est la sophistication de la composition scénaristique, la profondeur du récit, l’élégance de sa touche.
Construction et découpage : subtils, exigeants. Narration entre fluidité et ruptures de rythme. Dialogues et tonalité : toujours à la bonne distance. Tout est éblouissant au fil des 80 planches de Berceuse électrique, et l’art de Ted Benoit renversant. Qui d’autre aura su avec un tel brio, une telle finesse, conjuguer dans une même histoire swing et uchronie, arts déco et extraterrestres, guerre froide et costumes de bonne coupe, légèreté West Coast et paranoïa ? Pour ne rien dire de l’humour constant du propos, qui court en pointillé d’un bout à l’autre de Berceuse électrique, tout en subtilité, en autodérision. Et Ray Banana adoptant comme personne ce soupçon d’incrédulité qui désamorce si habilement les tensions : un héros, moi ?
Où l’on voit la richesse narrative rejoindre la pureté de l’épure graphique. Et la forme le fond, pour une synthèse de l’action et de l’esthétique qu’on aura rarement menée, en bande dessinée, avec un tel bonheur d’inspiration. Ted Benoit avait sous-titré « Aventures au XXe siècle » les pérégrinations de Ray Banana à Metropolis, ce comble de l’Amérique balnéaire. Mais on sait maintenant qu’il s’agissait d’un faux-semblant, tant le monde qu’il nous raconte s’affirme au fond intangible et intemporel. Presque au-delà de l’Histoire, c’est à dire éternel.
Quant au personnage de Ray, il aura aussi incarné le paradoxe de la rareté – peut-être bien, finalement, la marque des vraies stars : deux albums seulement et puis So long, Babe. Classe.
Post scriptum : Au-delà des deux (seules) histoires au long cours de Ray Banana – Berceuse électrique prépublié dans (À Suivre) à partir de novembre 1980, puis Cité lumière proposé dans le même magazine à partir de décembre 1984 –, on peut aussi (re)lire avec profit L’Homme qui ne transpirait pas de Ted Benoit et Philippe Paringaux, paru bien plus tard, en 1994, aux éditions Reporter. Sous-titré « Une journée dans la vie de Ray Banana » et décliné sur une vingtaine de pages, cet attachant petit livre est en fait une nouvelle illustrée : le texte de Paringaux est ponctué par une douzaine d’illustrations couleur de Ted Benoit, l’un et les autres relatant chronologiquement une séquence d’une quinzaine d’heures au cours de laquelle Ray Banana, dont l’Oldsmobile Starfire est tombée en panne d’essence en plein désert, déboule dans une station-service perdue à 25 kilomètres de là, afin d’y faire remplir un jerrycan. Tout le problème, ensuite, est de parvenir à en repartir pour rejoindre sa voiture en rideau… Le récit, choral, est une succession de témoignages à la première personne des protagonistes de cette histoire de presque rien – y compris une serveuse prénommée Thelma, dont le physique rappelle étrangement la femme de ménage de Ray… Pour la petite histoire, bon nombre des images de l’album, très agrandies, ont servi à la déco de l’un des fast food d’Angoulême, où se déroule le festival international de la bande dessinée du même nom.
Post scriptum bis : en guise de madeleine de Proust, ci-après un rappel en images de la toute première apparition publique recensée de Ray Banana, avant que Ted Benoit n’en fixe pour de bon le physique et l’esprit. Ça se passait dans les pages de feu L’Écho des savanes, numéro 35 daté d’octobre 1977.