Il y a quatre décennies, à une époque où la presse écrite était encore influente et les kiosques nombreux, un nouveau périodique faisait son apparition dans le paysage de la bande dessinée : il s’appelait (À Suivre) et en quelques années seulement allait transformer en profondeur la manière dont auteurs, éditeurs et libraires concevaient, publiaient et distribuaient petites et grandes histoires du 9e art. L’onde de choc (À Suivre) devait marquer durablement les esprits bien au-delà du seul territoire francophone, et peu à peu façonner une nouvelle perception du récit en images, adossée à ce qu’on allait prendre l’habitude d’appeler le roman graphique. C’était en janvier 1978, voilà presque exactement quarante ans.
Douze années durant, j’ai eu la chance de vivre au contact de cette aventure enthousiasmante, au plus près de ceux qui l’ont inventée puis développée, et dont certain(e)s sont devenu(e)s des ami(e)s : Jean-Paul Mougin, Bernard Ciccolini, Anne Porot, Didier Platteau, Louis Gérard, Étienne Robial, Joëlle Faure, Jean-Luc Ruault, Nadia Gibert (et pardon à toutes celles et ceux, acteurs plus ou moins engagés de cette histoire de près de vingt ans, dont j’omet de citer les noms, trop nombreux pour être tous rappelés ici), sans oublier bien sûr la longue liste des auteurs magnifiques qui ont collectivement construit la légende de ce mensuel admirable et admiré.
En 2004, j’avais entrepris de raconter cette histoire, qui indirectement est aussi un peu la mienne, dans un grand album illustré que j’avais intitulé (À Suivre) 1978 – 1997 – Une aventure en bandes dessinées. Nadia Gibert, complice de longue date de nos années (À Suivre), en avait été l’éditrice talentueuse. Le temps a passé et voici venir le millésime – janvier 2018 – qui marquera le quarantième anniversaire du lancement de ce titre, jalon majeur dans l’histoire récente de la bande dessinée dans cette partie du monde.
À cette occasion, les éditions PLG et leur principal animateur Philippe Morin, qu’il en soit ici publiquement remercié, m’ont très spontanément offert la possibilité de proposer en librairie une nouvelle édition de ce livre, que pour la circonstance j’ai doté d’un titre différent : L’Aventure (À Suivre). Nouvelle maquette signée Luc Duthil, contenu revu et largement augmenté, nouveaux entretiens, nouvelle couverture (merci Tardi, qui m’offre cette année comme en 2004 un dessin qui ne s’oublie pas)… Si l’ouvrage n’est pas à proprement parler une nouveauté intégrale, il ne ressemble pas non plus à la précédente édition. Je vous en laisse juges en librairie. Et entretemps je vous en propose ci-après, en avant-première, quelques extraits choisis : la postface que j’ai rédigée pour la circonstance, qui revient sur ce qu’(À Suivre) a laissé en héritage aux nouvelles générations de la bande dessinée, et pour la bonne bouche deux exemples, avec Régis Franc et F’Murrr, des nouvelles interviews que j’ai réalisées au cours des derniers mois pour préparer la nouvelle édition de ce livre.
Hop.
(À Suivre), et après
À quarante ans de distance, que reste-t-il de l’esprit (À Suivre) ? Cette revue à l’identité singulière, qui fit si forte impression lors de son lancement puis de ses premiers pas, au terme d’une décennie 70 pourtant très riche en recherches et innovations décisives pour la bande dessinée, a-t-elle aujourd’hui des continuateurs, des héritiers, une descendance ?
Quoique cela soit tentant, il serait excessif, certainement, d’attribuer à ce titre et à ceux qui, collectivement, en inventèrent la cadence, la couleur, la pulsation, la paternité de ce qu’on appelle communément aujourd’hui le « roman graphique ». Pratt après tout est arrivé largement avant, ô combien (1967), avec les 163 planches de La Ballade de la mer salée. Pourtant, des années durant, il demeure à peu près le seul de son espèce dans cette « catégorie » qui n’en est pas encore une. La parution des bandes dessinées reste alors étroitement déterminée par les périodiques de toutes natures (quotidiens, hebdomadaires, mensuels, généralistes ou spécialisés) qui en assurent la prépublication avant qu’elles ne voient leur vie se prolonger, éventuellement, sous forme d’albums de librairie. Et, sans qu’on ait beaucoup cherché à se demander si à tout hasard il pouvait y avoir une autre façon de faire, les formats commodes en 64 (Tintin) ou 48 pages couleur (presque tout le reste) sont verrouillés par les éditeurs, trop heureux de n’avoir à affronter d’autres défis que la reproduction d’une formule qui marche.
C’est dans ce contexte, avec la naissance d’(À Suivre), que surgit l’intuition de Jean-Paul Mougin autour du romanesque en bande dessinée – décisive. « Il n’existe pas de peuple sans récit, écrit-il dans l’éditorial resté fameux du numéro 1 du magazine, et les récits du monde s’appellent : le mythe, la légende, l’histoire, le roman, la bande dessinée… » Du récit, du récit, du récit !, répétera-t-il dès lors comme un mantra aux dessinateurs qu’il a recrutés – et d’autant plus volontiers qu’il arrive de plus en plus à Métal, pourtant installé sur le marché avant (À Suivre), de s’accommoder de scénarios étiques, au nom de l’innovation et de l’audace graphique. Soyez des auteurs, dit Mougin à ses troupes, mettez votre talent graphique au service d’un récit, d’une histoire, de personnages. Et laissez l’éditeur se débrouiller, commercialement parlant, avec ces paginations qui à l’époque peuvent paraître impossibles ou déraisonnables.
Autrement dit, s’il n’a pas à proprement parler inventé le roman graphique, Jean-Paul Mougin, avec le concours actif de Louis Gérard et Didier Platteau, a formalisé à coup sûr le cadre conceptuel de ces « romans en bande dessinée », qui fournissent également, lorsque Casterman prolonge l’initiative de sa revue par des albums de librairie, l’intitulé de la première collection maison : « Les Romans (À Suivre) ».
Les auteurs d’ailleurs ne s’y opposent pas, loin de là, une fois le principe lancé puis validé par l’expérience, qui démontre que les lecteurs ne sont en rien rebutés par ces formats inattendus. Il ne leur est pas difficile d’ailleurs, payés à la planche comme ils le sont tous, de percevoir où les pousse leur intérêt ; ainsi Forest, star de l’époque du haut de son Barbarella et de ses Naufragés du temps, et par conséquent rémunéré à l’aune de ces créations majeures, qui n’hésitera pas à pousser à la roue afin que Tardi consente à prolonger l’odyssée d’Arthur Même d’un autre tour du domaine de Mornemont… L’appétence artistique des uns et des autres pour les espaces de liberté que représentent ces formats différents fera le reste.
C’est ce parcours, ce vécu-là qui me semblent, avec le recul de la distance, « faire héritage » : l’explosion des formats narratifs. La démonstration explicite et irréfutable, à travers l’expérience d’un éditeur qui par ailleurs n’est assurément pas un philanthrope, et dont on peut être certain qu’il ne se livre pas à l’exercice pour la beauté du geste, qu’une autre manière de faire est possible en bande dessinée. Plus long, plus approfondi. Plus romanesque, quoi.
Je ne suis pas sûr qu’il existe aujourd’hui, du côté des auteurs, des « enfants d’(À Suivre) ». Mais ce qui est certain en revanche, c’est que l’obstination de cette revue à publier pratiquement vingt années durant, mois après mois, des histoires ambitieuses et parfois complexes en chapitres copieux a fait sauter des verrous non seulement narratifs, mais aussi psychologiques et artistiques. Et préparé toute une génération, voire plusieurs, à oser sans plus d’hésitations des récits au long cours, sur des formats encore jamais vus auparavant. À mon sens, le Conte démoniaque d’Aristophane ne peut pas exister s’il n’y a pas eu auparavant Ici Même ou Bran Ruz ; ni Lapinot et les carottes de Patagonie sans des devanciers comme Ada dans la jungle ou Jehanne au pied du mur.
Ce qui ne fait d’ailleurs pas pour autant de Jean-Paul Mougin et de l’équipe d’(À Suivre) des éditeurs visionnaires. Ils ont eu leur part d’échecs, d’incompréhensions. On connaît l’histoire, assez bien documentée désormais, des « rendez-vous ratés » d’(À Suivre). La mayonnaise qui ne prend pas entre Mougin et Spiegelman, malgré l’intermédiation de Tardi ; les hésitations autour de La Quête de l’oiseau du temps, finalement refusé, parce que malgré Berceuse électrique puis Le Transperceneige ou le merveilleux scientifique revisité par Schuiten et Peeters, la SF n’a jamais vraiment été son truc, à Jean-Paul ; Quéquette Blues qui ira se faire publier ailleurs, parce que Mougin n’acceptait de prendre l’histoire qu’en noir et blanc et que Baru, c’est d’ailleurs tout à son honneur, n’a pas voulu transiger sur la mise en couleurs qu’avait assurée son ami Daniel Ledran ; et la presque totalité de la génération de L’Association, exception faite d’une poignées de récits courts de David B. restés sans lendemain, qui rate avec le journal un rendez-vous qu’on aurait pourtant cru écrit d’avance. Je me revois tenter d’intéresser Jean-Paul Mougin au travail d’un parfait inconnu, Lewis Trondheim, qui vient de produire un petit opuscule pas comme les autres intitulé Psychanalyse ; et sans appel être assez sèchement renvoyé dans mes cordes. De quoi il se mêle celui-là, à convoquer la sacro-sainte psychanalyse de Sa Majesté Lacan, et puis quoi encore…
De la même manière, on ne peut pas dire qu’(À Suivre), tout à son tropisme latin (disons de Muñoz / Sampayo à Torrès ou Prado et de Pratt / Manara à Baciliero), ait été très pointu sur la bande dessinée américaine et plus généralement anglo-saxonne, alors pourtant qu’outre-Atlantique des acteurs comme Fantagraphics étaient en train d’écrire, à leur manière, un chapitre passionnant de l’histoire de la bande dessinée d’auteur, pas si éloigné dans l’esprit de ce que faisait au même moment la revue de Casterman. Mais ne jetons pas la pierre à Mougin, Platteau et les autres : à cette époque, la bande dessinée franco-belge est tellement autocentrée qu’elle ignore à peu près tout des autres planètes majeures de la bande dessinée (l’Amérique, le Japon) et exception faite de quelques francs-tireurs ou de certains esprits curieux, comme Moebius, pratiquement personne chez les grands éditeurs d’alors ne s’est encore préoccupé de ce qu’on appelle aujourd’hui la mondialisation.
En revanche, on peut créditer le magazine d’avoir été, sans doute (un peu) plus que ses confrères de ces années-là, ouvert aux créations féminines. Outre les travaux de Chantal Montellier, évidemment incontournable, citons entre autres Anne Baltus, Virginie Broquet, Jeanne Puchol, Marianne Duvivier, Cinzia Ghigliano, Jean-Claire Lacroix, Anne Baraou, qui toutes apparaissent au sommaire du magazine de manière substantielle. Même si (À Suivre) a été historiquement précédé par Ah ! Nana (1976 – 1978), disons que son bilan en la matière est méritoire…
Bien plus tard vers 2010, alors que je lui avais rendu visite à Bruxelles, Jean-Paul déjà très malade m’avait dit, rocailleux : « Bastien Vivès, c’est ce qui se fait de mieux en bande dessinée aujourd’hui. » Rétrospectivement, je crois savoir pourquoi il avait formulé les choses ainsi. Une bande dessinée réussie, et a fortiori une grande bande dessinée, c’est toujours la mise en œuvre simultanée d’une vision et d’une liberté, parfois d’une audace et quelquefois d’une inconscience. À tant d’années de distance, et Jean-Paul l’avait immédiatement perçu, ce que fait Bastien est exactement de ce calibre-là, comme hier d’autres avant lui – Forest, Pratt, Tardi, Comès, F’Murrr ou Muñoz, pour ne citer que les tenants du noir et blanc – l’ont mis en pratique dans les pages d’(À Suivre). Et qu’importe bien sûr le détail des arrière-plans narratifs de ces récits – s’ils sont d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, enracinés dans l’Antiquité la plus mythique, le présent le plus ordinaire ou dans les siècles des siècles d’un avenir sans limite. Ce qui fait la différence est que ces histoires en images soient authentiques et sincères. Qu’elles soient vraies, absolument.
Régis Franc : « Y aller à fond dans l’écriture »
Pour comprendre dans quelles circonstances vous avez débarqué dans les pages d’(À Suivre), il faut remonter en arrière de quelques années, à l’époque où vous débutez dans la bande dessinée…
Régis Franc : … et où pratiquement rien de ce que j’y ai vécu n’a été prémédité. La bande dessinée, comme plus tard le cinéma, la littérature ou aujourd’hui le vin (Régis Franc s’occupe depuis quelques années d’un vignoble du Languedoc qu’il a baptisé Chante Cocotte, ndlr), ça m’est tombé dessus par hasard.
Dans quelles circonstances ?
À l’époque, on est dans les années 72/73, je travaille dans la pub, dans une petite agence où je fais de la mise en page, de la direction artistique. Et comme je dessine un peu, le premier journal à qui je montre mon travail, c’est Charlie mensuel. Il y a tout le monde à cette époque dans la même pièce des éditions du Square, square Montholon à Paris, Reiser, Gébé, Choron, Cabu, Cavanna le mâle dominant – et puis Wolinski, une grosse pointure. Et Wolin me dit : « C’est pas bon, ce que tu fais, mais ce que je te propose, c’est de bosser et de revenir me voir… » Il n’y avait pas mieux pour me donner la niaque ! Et c’est comme ça qu’un peu plus tard, il me prend effectivement mes premiers dessins pour Charlie.
Et Pilote n’arrive qu’après ?
Oui, un peu après. Il se trouve que le patron de ma petite agence de pub s’appelait Benoît Gillain, dont le père n’est autre que Joseph Gillain, c’est-à-dire Jijé. Moi, à l’époque, j’ignore absolument tout de Jijé et Jerry Spring, c’est à peine si je connais Hergé. Mais Benoît Gillain, serviable, me propose de rencontrer son père pour qu’il regarde mes dessins. Je m’en souviens parfaitement, c’était à Melun-Sénart, je suis mis en présence d’un vrai Belge avec l’accent, un petit gros avec une barbe. Jijé commente mes dessins, il me corrige, comme un instit’, et termine en me disant : « Toi, si un jour tu deviens célèbre, tu seras insupportable. » Il faut dire qu’à l’époque, je me foutais un peu de tout…
Et du coup, c’est Gillain qui vous présente à Pilote ?
Oui c’est ça. Enfin, le jour où il me présente, il trouve le moyen d’oublier mon nom… Mais bon, il y a là Guy Vidal, Marie-Ange Guillaume, et on me laisse publier mes premières histoires auxquelles personne ne comprend rien. C’est comme ça que débute ma collaboration avec Dargaud en 1975, avec une étiquette un peu snob, un peu littéraire. Il faut dire aussi que Wolinski avait trouvé le moyen d’écrire dans Charlie, au sujet de mes histoires : « Le Fitzgerald de la BD est arrivé. » Je ne suis pas sûr qu’il m’ait tellement rendu service ce jour-là, parce que par la suite, cette étiquette snob, bien malgré moi, ne m’a plus quitté.
Mais n’était-ce pas un peu parce que vous affichiez l’attitude que vous évoquiez à l’instant, revenu de tout ou presque…
Si, sûrement… Il faut dire qu’à l’époque, en ces années de gauchisme dominant, l’état du monde me passait très largement au-dessus de la tête.
Etait-ce pour autant que vous adhériez aux valeurs plus droitières qui prévalaient chez Dargaud ?
Non, pas davantage. Tous ces types en costard, Goscinny, Greg, je ne pouvais pas leur parler. Il me paraissait impensable qu’on se déguise en comptable quand on est un artiste. Lorsque je les écoutais parler, je me demandais à chaque fois pourquoi il fallait que je me tape des daubes pareilles… Et pourtant j’ai le plus grand respect pour Astérix ou Achille Talon.
Personne ne trouvait grâce à vos yeux ?
Le seul individu avec qui j’avais une relation délicieuse était Guy Vidal. Et ce que moi j’aimais artistiquement, c’était Copi ! À mon avis, une bonne partie du malentendu concernant la bande dessinée vient de ce que l’idée de dessin y est centrale, alors que ce qui compte en réalité, ce sont les mots, c’est ce qu’on raconte !
Comment en venez-vous à passer de Pilote au Matin de Paris ?
Le lancement de ce quotidien était en préparation et il y avait eu des velléités d’accord avec Dargaud pour y publier des bandes dessinées maison, mais sans que cela n’aboutisse. Alors, l’attachée de presse de Dargaud m’y a envoyé, ça ne coûtait rien d’essayer et de toute façon, moi j’étais persuadé que mes jours à Pilote étaient comptés. Les gens qui m’ont reçu n’ont pas non plus compris grand-chose à ce que je faisais, mais l’accueil était sympathique et comme la bande dessinée n’était pas pour eux un enjeu majeur, m’ont simplement demandé de revenir les voir dix jours après avec une proposition…
À laquelle vous aviez déjà plus ou moins réfléchi ?
Mais non, rien du tout ! Il se trouve qu’à ce moment j’ai fait un bref séjour au Canet Plage, où se trouvait un café avec un drapeau… dont j’ai entrepris de raconter l’histoire. C’est comme ça qu’en 1977 a débuté Le Café de la plage, à l’instinct.
Comment ce nouveau travail a-t-il été accueilli ?
Là encore, j’ai été servi par les circonstances. On m’a d’abord dit que le patron du Matin, Claude Perdriel, n’y comprenait rien. Mais d’après ce qu’on m’a raconté, au cours d’un dîner chez lui, un écrivain qui venait d’avoir le Goncourt, Yves Navarre, a fait ce commentaire : « Il n’y a qu’un truc de bien dans votre journal, c’est Le Café de la plage. » Le lendemain, mon interlocuteur au journal me dit : « Continuez, on adore ce que vous faites ! »
Du coup, tout le monde vous porte aux nues…
Oui, enfin, il faut relativiser, Le Café de la plage, comme le reste, participe de la merveilleuse escroquerie du monde : on s’en est gargarisé, mais en réalité personne ne l’a lu. Je m’en suis bien aperçu quand j’ai moi-même auto-édité les albums après la parution quotidienne des strips. J’en ai vendu quatre, l’un à un colonel à la retraite, l’autre à la vieille cousine qui me déteste et qui voulait savoir si c’était aussi con que ce qu’elle en avait entendu dire, et les deux autres, c’est moi qui les ai achetés…
Bon, mais blague à part, à l’époque vous faites un strip tous les jours dans Le Matin de Paris, quatre pages mensuelles dans Pilote, quatre autres dans Charlie Mensuel… Qu’aviez-vous besoin d’aller publier chez Casterman ?
Casterman ne me plaisait pas particulièrement. Pour moi, c’était le domaine de Tardi et de son univers : la banlieue, le roman noir, Manchette, Céline… rien de tout ça ne me parlait. Mais en revanche, en découvrant les chroniques de Marcel Dassault dans son journal Jours de France, j’avais entrepris spontanément quelques pages de ce qui allait devenir Tonton Marcel. Et comme je doutais beaucoup que le système Dargaud, qui de toute façon ne me convenait plus, puisse accueillir ce genre de travail… j’ai pris mon téléphone et j’ai contacté Jean-Paul Mougin, que je connaissais un peu, pour passer le voir et lui proposer cette série.
Mais aucun auteur ne faisait spontanément ce genre de démarche à l’époque, surtout pas un auteur établi comme vous…
Non en effet, ça ne se faisait pas. Jean-Paul Mougin en a été surpris, mais il n’a pas non plus beaucoup hésité. De toute façon, je suis sûr que Dargaud ne m’aurait pas suivi : ils étaient gaullistes là-bas, et Georges Dargaud, c’était un peu Ceaucescu. Il y a aussi eu à l’Assemblée nationale une question officielle d’un député, le Général de Bénouville, au ministre de la culture d’alors, pour demander l’interdiction de Tonton Marcel, qui salissait l’honneur de Dassault.
C’est ce que vous aviez l’impression de faire ?
Non, pas du tout. Tonton Marcel, c’est un archétype. Il me plaisait parce que, bien plus qu’un reflet du « vrai » Marcel Dassault, il était un lointain cousin de Louis de Funès dont tout le monde a vu les films. Cela dit, on m’a rapporté que Marcel Dassault avait lu la bande dessinée et qu’il en avait été peiné. Ce n’était vraiment pas mon but, je ressentais une réelle sympathie pour cet homme. Plus tard, j’ai offert un exemplaire de Tonton Marcel à son fils, Olivier Dassault, qui m’a remercié d’avoir écrit sur son père.
D’une manière générale, de quelle manière avez-vous mené et vécu ce travail pour (À Suivre) au fil des années ?
Avec une grande facilité, j’en ai bien peur… J’aimais beaucoup ce dessin en noir et blanc, rapide, simple, ça me permettait d’y aller à fond dans l’écriture. Chacune de mes histoires pour (À Suivre), je la faisais quasiment au dernier moment, sans rien prévoir à l’avance, je la démarrais le matin pour la rendre le midi, ou presque. Jean-Paul Mougin me foutait la paix et nous avions une très bonne relation, je me contentais de ramener mes planches et il me disait « Bon, tu veux qu’on déjeune ? » et on partait déjeuner. Ce sont des souvenirs très sympathiques. J’ai eu de la chance que ça vienne comme ça, tout seul ou presque, parce que si ça ne s’était pas passé de cette manière, il est fort probable que je ne me serais pas forcé, étant un grand fainéant… Qui plus est, comme de toute façon je n’étais pas un grand vendeur d’albums non plus, ma pudeur naturelle ne m’incitait pas à me défoncer pour ça.
Avez-vous noué des relations avec d’autres auteurs du journal ?
Non, pas tellement. Mes copains venaient davantage de Pilote : Lauzier que j’adorais et admirais, Mandryka qui était comme lui une sorte de vagabond, Claire Bretécher, que je tiens pour une vraie grande dessinatrice. J’ai aussi un peu côtoyé Hugo Pratt, mais c’est resté assez bref.
Quel regard jetez-vous, rétrospectivement, sur cette époque ?
La seule chose que je voulais vraiment, la peinture, est aussi la seule qui m’a été refusée. Peut-être que j’en avais un trop grand respect. Je voulais être peintre, j’ai fait des mickeys. Disons qu’aujourd’hui, j’ai pris de la distance : je viens de loin et nous sommes de passage…
F’Murrr : « Les contenus, la façon de travailler… pour moi, c’était le meilleur journal ! »
Dans quelles circonstances votre rencontre avec l’équipe d’(À Suivre) s’est-elle produite ?
F’Murrr : Le point de départ de tout ça, c’est Tardi. Je l’ai rencontré à l’époque où il habitait porte d’Orléans à Paris, il venait de faire La Véritable histoire du soldat inconnu et il ramait sur Le Démon des glaces. Moi, je venais d’obtenir un prix en Belgique, le Prix Saint Michel, pour Au Loup !, et au retour de Bruxelles, dans le train, une espèce de groupe s’est formé, avec Tardi, Cestac, Robial – il y avait Forest aussi, très important à l’époque des débuts d’(À Suivre). Forest m’avait plus ou moins annoncé qu’un projet de journal allait se faire, sans trop entrer dans les détails. Sur le moment, j’ai cru qu’il s’agissait encore d’un projet foireux avec Moliterni, comme il s’en était déjà esquissé plusieurs. Mais lorsque, chez Tardi, j’ai vu débarquer Didier Platteau et Étienne Pollet, avec l’intention affichée de trouver un relais à Hergé, j’ai eu le sentiment que c’était sérieux. Et cela s’est confirmé assez vite par la suite, avec un coup de fil de Jean-Paul Mougin au moment de la préparation du numéro zéro, qui me proposait d’être de l’aventure du futur journal.
Vous vous connaissiez ?
Non, pas vraiment. On s’était vaguement croisés du temps où il était à Pif, c’est tout. D’après ce que j’ai entendu dire, l’équipe éditoriale de Casterman avait rencontré Mougin au festival de Lucca. Et on m’avait dit que Forest, un temps pressenti pour être le rédacteur en chef de la revue, s’était désisté en sa faveur. À mon sens, c’était une bonne chose : Forest était un type incroyablement intuitif et inspiré, mais il avait des idées biscornues et il pouvait se montrer assez directif, je ne suis pas sûr que cela aurait fonctionné. Mougin, lui, avait le profil qu’il fallait pour assurer la rédaction en chef, c’est-à-dire la capacité à être un tampon entre les auteurs et les éditeurs. Qui plus est, grâce à l’équipe de talent recrutée autour de lui – Anne Porot et Bernard Ciccolini particulièrement –, Mougin s’est retrouvé avec entre les mains un journal pratiquement tout fait.
Mais qu’alliez-vous faire dans cette histoire, vous qui étiez presque devenu une institution à Pilote et chez Dargaud ?
C’est arrivé pour moi à une époque où je vivais un petit conflit chez Dargaud. Il y avait eu des tiraillements et des jalousies entre certains auteurs, et je n’avais pas nécessairement été le mieux traité par la direction de la maison. Du coup, comme un certain nombre d’auteurs avaient commencé à quitter Pilote pour s’en aller chez Fluide Glacial, Métal Hurlant ou ailleurs, j’ai suivi le mouvement. Et c’est pour Métal qu’initialement j’ai mis au point le personnage de Jehanne d’Arc. Tardivement, Georges Dargaud a tenté de me faire changer d’avis, faussement surpris, en me disant : « Mais enfin, il fallait me dire que vous aviez besoin d’argent… » Bon, il était trop tard. De toute façon, je n’ai jamais vraiment aimé Pilote, que je trouvais plutôt moche. Et j’ai commencé à comprendre qu’il valait sans doute mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Je pouvais déjà compter sur les Alpages chez Dargaud, du coup être de l’aventure (À Suivre) me mettait à l’aise : à la place d’avoir un costard à une manche, j’avais un costard à deux manches… Et puis, dans cette nouvelle équipe, je n’étais quand même pas chez n’importe qui. Quand il fallait marquer le coup, comme à Angoulême lors du lancement d’(À Suivre), Casterman ne lésinait pas. Forest, Robial, Tardi… c’était un très beau journal.
Quel regard portiez-vous sur cette maison d’édition que vous ne connaissiez pas ?
Casterman était une sorte d’imprimeur rassis, c’étaient des patrons de province, avec un côté féodal. Du côté de la direction de Casterman à Tournai, ils n’ont jamais aimé (À Suivre), ils avaient l’impression qu’on les obligeait à financer un journal pornographique. À plusieurs reprises, il s’en est fallu de peu qu’ils refusent de signer le bon à tirer avant le départ à l’imprimerie. Mais bon, je me dois de dire aussi que sur le plan humain, la plupart de ces gens se montraient très gentils. Et j’ai toujours trouvé que les commerciaux de Casterman à Paris étaient très compétents.
Vous l’avez mentionné tout à l’heure, c’est initialement pour Métal Hurlant, et pas pour (À Suivre), que vous avez créé le personnage de Jehanne d’Arc…
Oui, j’ai été assez tôt de l’aventure Métal, j’ai aussi brièvement publié dans l’autre journal lancé par la même équipe, Ah ! Nana, resté sans lendemain. Mais comme la thématique dominante à Métal Hurlant était la SF et que la SF m’emmerde, je m’étais dit, l’Histoire, c’est de la science, donc faisons de l’Histoire. Et voilà comment j’ai commencé Jehanne d’Arc, sur un rythme similaire à celui du Génie des Alpages, avec des récits en deux pages.
Vous n’aviez pas des envies d’histoires au long cours ?
À cette époque non, il me semblait que je n’aurais pas correctement maîtrisé ce genre de format. Au cours de la séquence Métal…, j’ai commencé à travailler sur une histoire un peu plus conséquente, une dizaine de pages, mais j’ai fini par laisser tomber, heureusement. Et c’est à peu près à ce moment qu’est arrivé Manœuvre à Métal Hurlant, ce qui n’a fait que hâter mon « transfert » à (À Suivre).
Avec Tardi, Forest, Pratt, Comès et d’autres, vous incarniez l’attachement au noir et blanc…
Pour moi la bande dessinée, c’est en noir et blanc, il n’y a même pas à se poser la question. L’imagerie populaire, c’est le trait. C’est une écriture en soi. Et de préférence imprimé sur du papier bas de gamme, comme Pratt dans Pif. Moi ce qui me motivait, comme beaucoup d’autres je crois, c’est qu’avec la bande dessinée, on pouvait enfin fabriquer une belle image pas chère. Cette démarche est éclatante chez des gens comme Tardi. Et ce n’est pas par hasard si la bande dessinée s’est épanouie en Belgique, qui est un pays de tradition graphique. La mise en couleur, c’est autre chose : c’est commercial.
Vous aviez des admirations, au sein de cette équipe ?
Pour la plupart, ce sont ceux dont j’ai déjà parlé : Tardi, dont le talent nous rendait malades, Muñoz et Sampayo, l’un des meilleurs « couples » qu’ait produit la bande dessinée, Forest, toujours en avance d’une génération sur tous les autres. Dans les années 80, il était revenu du Japon en nous disant « c’est passionnant ce qui se passe là-bas, il faudrait ramener ça ici, monter des studios » ; à la même époque, Dargaud y avait envoyé Greg en mission d’exploration, son commentaire au retour avait été : « Ça n’a aucun intérêt »… Tout ceci pour vous dire qu’(À Suivre) a été la conséquence collective de ces gens-là, de leur intelligence, de leur jeunesse et de leurs intérêts partagés. Ils n’étaient pas motivés par la confection d’un média, mais par l’exercice de leur métier, par leur plaisir. Beaucoup avaient aussi de grandes qualités d’écriture. Les contenus, la façon de travailler… pour moi, c’était le meilleur journal ! Après, certains se sont laissés piéger par le réalisme, qui est la tentation fatale de tous les dessinateurs, et puis ça s’est crispé…
À partir de quel moment ?
Pour moi, le dernier moment vraiment réussi, c’est l’époque où (À Suivre) a tenté la formule des comics. J’ai trouvé ça très réussi, ça donnait de très jolis petits bouquins, bien imprimés. Mais j’ai senti que la collection posait problème. Et lorsque ma série Le Pauvre chevalier, publiée dans cette collection et pourtant récompensée par un prix, n’a de toute évidence pas été soutenue par la maison, il est devenu manifeste que ça sentait le roussi. Alors, un jour, je n’y suis plus retourné.