Singulier statut que celui d’auteurs et de personnages comme Frank Le Gall et Théodore Poussin, qui plus d’une décennie durant peuvent se permettre de déserter la scène, ou peut s’en faut, et dès lors qu’ils choisissent de revenir renouent illico avec la faveur (pour ne pas dire la ferveur) du public, comme si la parenthèse, finalement, n’avait jamais existé. Ils ne sont pas nombreux dans ce cas, mais Poussin en fait assurément partie, qui ne s’était pas manifesté en album depuis mars 2005 (Les Jalousies, tome 12 de la série) et s’offre le luxe de reparaître treize ans plus tard. Autant dire une éternité dans le monde de la bande dessinée, où tant d’épiphénomènes passent – et lassent.
Je ne vous raconterai pas l’histoire du Dernier voyage de l’Amok – tome 13, donc, des Aventures de Théodore Poussin –, je ne vous la pitcherai même pas, parce que, sans pour autant dédaigner l’intérêt de l’intrigue, l’essentiel n’est pas là. Ce qui accroche et séduit avant tout dans le personnage comme dans ses pérégrinations exotiques, c’est leur justesse de ton, leur résonance authentique. La scène presque inaugurale de l’album où Buck l’armateur vient retrouver Poussin dans un bouge des bas-quartiers de Singapour est un modèle du genre, ni hyper-démonstrative, ni anecdotique ; juste, exactement. Une question de couleurs, de textures, de parfums, si, si, de parfums, qui immergent immédiatement le lecteur au cœur de l’action en cours, en lui murmurant à l’oreille que, oui, c’est bien à cela que ressemblait un bouge des bas-quartiers de Singapour naguère à pas d’heure, à l’époque où les voyageurs fortunés descendaient au Rafles et où la navigation à voile restait encore une option possible.
À cette finesse d’approche s’ajoute, bien sûr, la séduction propre du personnage de Théodore Poussin. Ce qui le rend attachant, me semble-t-il, c’est un certain sens du contretemps. L’impression de le voir surgir presque par hasard et sans intention préconçue, comme à son corps défendant, à rebours de sa volonté. D’une certaine manière, c’est un ingénu, quelqu’un qu’on aurait pris pour un autre. Un anti-héros. Du coup, c’est exactement aussi ce qui fonde sa crédibilité – et sa proximité avec nous, lecteurs : Poussin, c’est un peu l’Indiana Jones qu’on aurait vraiment pu être, un Bob Morane avec des lunettes et moins de muscles, la voix douce (enfin, la voix douce, allez savoir hein, mais en tout cas c’est ainsi que je me le représente) et la persuasion comme ultime façon d’en découdre.
Quant à l’environnement… Les hasards et les nécessités intimes de trente ans d’une vie plutôt nomade font que je connais d’assez près la plupart des décors et des ambiances (disons le sud-est asiatique, campé ici au tournant des années vingt à trente) dans lesquels évolue Théodore Poussin. Et je sais gré à Frank Le Gall d’avoir su en rendre compte non pas à la lettre, mais dans l’esprit. La justesse, encore. Le tout compose un précipité remarquable et surprenant, qui fait de cette série aux apparences presque sages une manière de classique, qui revisite avec humanité, chaleur et authenticité les canons du récit d’aventures. Dans les parages qui nous occupent, ils ne sont pas si nombreux à savoir faire ça.
Les Aventures de Théodore Poussin T. 13 – Le dernier voyage de l’Amok, de Frank Le Gall (éditions Dupuis, 64 pages, 14,70€)