Les Chroniques du DicoManga : La Cantine de minuit

« Franchement, mon restaurant ne paye pas de mine (…) Ouvert de minuit à sept heures du matin environ, les gens l’appellent « la cantine de minuit ». »

Celui qui parle ainsi, patron d’une gargote nichée dans le repli d’une ruelle à Shinjuku, l’un des quartiers les plus animés de Tôkyô, a le visage balafré. On n’en saura guère plus (pour l’instant, car il ne s’agit que d’un tome 1) sur sa biographie personnelle ou ses états de service. Mais on en apprendra beaucoup en revanche, au fil de la trentaine de récits courts qui composent cette chronique attachante et savoureuse (dans tous les sens du terme), sur la population bigarrée qui fréquente son établissement, casting nocturne et hétéroclite qui vient chercher là, au-delà de la nourriture, un moment d’échange ou un fragment d’humanité partagée – ténu et forcément fugace, c’est le principe même de tels lieux de convivialité.

Côté nourriture d’ailleurs, il ne paraît pas y avoir, de prime abord, beaucoup d’options : soupe miso au porc, bière, saké, shôchû et puis c’est tout. Mais bien sûr la cantine de minuit a un secret : on peut tout à fait s’y faire servir autre chose que les standards qui s’affichent sur la carte, pour peu que l’on soit flexible et que l’on sache s’adapter à ce que le patron, ce soir-là, a stocké dans sa chambre froide. L’improvisation en cuisine comme mode de vie. Dès lors défilera, au fil des chapitres, une cohorte de plats et préparations tour à tour délicieuses, inopinées ou incongrues – wieners sautées (des saucisses cocktail sculptées en forme de pieuvres), nattô, œuf mijoté avec du radis japonais et des œufs, huitres panées, nikujaga, concombres marinés dans du son de riz salé, curry froid préparé la veille et autres sanma grillé au sel –, chaque titre de chapitre se référant, comme dans Le Gourmet solitaire de Jirô Taniguchi, à l’intitulé d’un plat ou d’une spécialité.

À cette diversité culinaire répond l’extrême variété de la distribution humaine, la cantine de minuit ayant le chic pour attirer les oiseaux de nuit les plus surprenants (une catcheuse, une voyante, un gaijin napolitain, une jeune obèse transgressant son régime, une strip-teaseuse, un transsexuel, pour n’en citer que quelques-un(e)s) et pour susciter des rapprochements impromptus au sein de cette clientèle pittoresque. Ainsi de cette amitié imprévisible surgie entre un yakuza et le patron d’un bar gay, entre une jeune prostituée de 21 ans et un homme de presque trois fois son âge, un acteur porno rangé des tournages et l’un de ses jeunes admirateurs, etc. Tous, rassurés le temps d’un repas tardif par l’intimité inattendue de leurs vies entrecroisées, ont en partage la complicité secrète des noctambules.

Ce n’est pas pour la puissance ou l’originalité graphique de son auteur Abe Yarô que l’on succombe à La Cantine de minuit, mais plutôt pour son art de la notation qui fait mouche, sans débauche d’effets mais presque toujours pertinent. Les quelque 300 pages de ce premier volume, traduites par Miyako Slocombe, ont originellement paru dans le périodique Big Comic Original entre novembre 2006 et mars 2008. Et, pour peu que l’on soit un peu réceptif à la gastronomie nippone, tout le livre fait saliver. C’est son moindre défaut.

La Cantine de minuit Tome 1, d’Abe Yarô (Le Lézard Noir, 300 pages, 18€)

Nicolas Finet

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