Jirô Taniguchi, l’homme qui rêve

Suite à la disparition de Jirô Taniguchi le 11 février dernier, un hommage public lui est rendu collectivement ce vendredi 24 mars par l’ensemble de ses éditeurs en langue française, dans le cadre de Livre Paris, le salon du livre de Paris. Après avoir évoqué sa mémoire dans la livraison de février de mon blog, j’ai voulu moi aussi m’associer à cet élan et je reprends à cette occasion, ci-dessous, une partie des textes que je lui avais consacrés dans le cadre de la grande exposition Jirô Taniguchi, l’homme qui rêve créée à Angoulême en janvier 2015 puis reprise l’année suivante en France (Versailles) et en Allemagne (Erlangen), et dont j’avais assuré le commissariat. Nous n’oublierons pas l’homme qui rêve, c’est une certitude.

 

Peu d’auteurs japonais ont su, ainsi que l’a fait Jirô Taniguchi, trouver en Occident le chemin qui mène au cœur des lecteurs, puis s’attacher la fidélité enthousiaste d’un très large public, toutes générations confondues. De même que peu nombreux sont les mangaka à pouvoir faire état d’un parcours aussi éclectique et d’une telle diversité d’inspiration – mais néanmoins d’une cohérence si aboutie. Au fil des années, Jirô Taniguchi a alterné avec bonheur, sincérité et talent fresques historiques et chroniques de l’intime, récits de genre (western, polar, aventure) ou adaptations littéraires, sans jamais transiger ni avec sa propre exigence ni avec sa soif de liberté.

Ne s’interdire aucun territoire de l’imaginaire, aucune des beautés du monde, dès lors qu’il peut mobiliser autour de ses héros et personnages, hommes ou femmes, enfants ou adultes, humains ou animaux, cette forme d’empathie chaleureuse qui fait depuis toujours la singularité de son regard. Et peu importe qu’il s’agisse du Taniguchi introspectif et contemplatif – le plus familier aux lecteurs européens – ou de son alter ego débordant d’énergie et passionné par l’action, parfois moins connu.

 

  • Le Grand Dehors

On ne naît pas Japonais sans porter sur la Nature un regard profondément incarné. Empreinte d’un respect appuyé pour toutes les expressions du vivant, via le shintoïsme, le bouddhisme et les cultes animistes antérieurs qui les ont influencés, la perception japonaise du monde vibre à l’unisson du flux de la vie, attentive à déceler dans chaque minéral, chaque créature animale ou végétale, la trace de l’étincelle primordiale.

En tant qu’homme mais aussi en tant qu’artiste, Jirô Taniguchi est l’héritier de cette pensée sensible. À laquelle son humanisme fondamental ajoute une forme d’attention bienveillante qui nous rend son regard à la fois original et particulièrement attachant.

Observateur subtil de la relation complexe et souvent ambivalente qui unit les hommes à leur environnement, témoin du monde étreint tour à tour par le ravissement ou le saisissement, Jirô Taniguchi raconte comme personne le grand spectacle de la Nature et des espaces ouverts (Le Sommet des dieux, Seton, Blanco, Skyhawk, L’Homme de la toundra…), tout comme il sait capter, avec un réalisme scrupuleux, les zones de liberté individuelle enchâssées dans nos modernes mégalopoles (L’Homme qui marche, L’Orme du Caucase, Le Gourmet solitaire…).

Cette fibre naturaliste, cette constante attention portée au Grand Dehors sous toutes ses formes comme à l’ensemble des créatures qui le peuplent, jette un pont entre ses récits d’inspiration contemplative et ses fictions plus engagées physiquement. L’avers et l’envers d’une même idée, deux manifestations d’un même besoin de témoigner d’un attachement viscéral à la Vie.

 

  • Mémoire, racines et nostalgie

Toute comme l’espace naturel du Grand Dehors, l’espace intérieur est une composante essentielle dans le travail de Jirô Taniguchi. Qu’il faut articuler, pour en saisir l’étendue exacte, à son rapport au temps : peu d’œuvres de bande dessinée auront, comme la sienne, exploré avec autant de constance et de finesse les thèmes du souvenir, de la mémoire, des origines, évidemment corrélés avec ceux de la famille et des racines.

Ce rapport singulier au temps, chez Taniguchi, structure le traitement de l’intime. D’où la récurrence de motifs comme ceux de l’enfance, de l’adolescence et de la nostalgie dans quelques-unes de ses plus célèbres histoires (Quartier lointain, Le Journal de mon père), pour ne rien dire des nombreux récits de moindre ampleur, de La Montagne magique à Un zoo en hiver, dans lesquels le maître japonais convoque certaines des images de sa mémoire personnelle.

De cet attrait de toujours pour l’exploration des origines de ses personnages naît sans doute aussi cette « touche » particulière, graphique autant que narrative, qui signale Jirô Taniguchi comme un créateur d’exception : à l’égal d’un Pratt ou d’un Comès, le mangaka est l’un des très rares auteurs de bande dessinée à savoir traduire en images et sans le concours des mots le sentiment impalpable et diffus de l’écoulement du temps, les instants de la vie qui va.

À cette conscience presque omniprésente du flux temporel s’ajoute, enfin, le goût personnel de Jirô Taniguchi pour le passé et l’Histoire en général. Du Japon féodal à l’irruption de la modernité à l’ère Meiji, nombre de ses créations essentielles, à l’image d’Au temps de Botchan, Furari ou Kaze no Shô, ont témoigné de ce plaisir à recréer les humeurs, saveurs et sensations du temps jadis, avec une minutie jamais prise en défaut.

 

  • Le sens de l’humain

Fréquenter Jirô Taniguchi et son œuvre, au-delà du rapport insistant à la Nature ou à la mémoire, c’est aussi s’imprégner d’une forme particulière de questionnement de l’humanité, entre bienveillance et inquiétude, sympathie et empathie. Et mesurer à quel point le maître japonais, expert en décors saisissants et en atmosphères subtiles, excelle aussi dans la confection de la pâte humaine indispensable aux grandes histoires. Des histoires presque toujours simples et limpides, mais dont les protagonistes, par la justesse de leurs expressions, l’intensité de leurs émotions, la crédibilité de leurs comportements, acquièrent une résonance universelle.

Nombre de personnages mémorables se sont ainsi installés dans la mémoire des lecteurs de Jirô Taniguchi, du jeune Hiroshi de Quartier lointain au poète géographe de Furari en passant par Ernest Thompson Seton, « le naturaliste qui voyage », ou le couple si ordinaire et pourtant si poignant d’Avoir un chien. Ici et là, le mangaka s’est adjoint le concours plus ou moins actif de plumes extérieures, comme en témoignent par exemple la création de l’impressionnant Abu du Sommet des dieux imaginé par Baku Yumemakura ou le personnage de Tsukiko amoureuse de son sensei dans Les Années douces, adapté d’un livre de la romancière Hiromi Kawakami.

Ce qui n’enlève évidemment rien au talent du dessinateur : fictifs ou historiques, conçus à deux ou quatre mains, tous sont porteurs, à des degrés divers, de l’attachement singulier que savent susciter les personnages et les histoires signées Jirô Taniguchi. Vivre à travers des créatures de papier l’expérience d’une autre manière d’être humain ; donner à voir et à ressentir les sentiments et vagabondages de l’âme vécus par de parfaits inconnus – fussent-ils issus d’un environnement aussi radicalement autre que la culture japonaise : le savoir-faire d’un grand auteur, exactement.

 

  • Un passeur entre manga et bande dessinée

Dans le Japon de la toute fin des années 70, Jirô Taniguchi est l’un des très rares dessinateurs à s’intéresser à la bande dessinée européenne, peu distribuée et difficile d’accès. Bilal, Druillet, Crepax, Giardino, Schuiten… Alors en tout début de parcours professionnel, le jeune mangaka est fasciné par les perspectives nouvelles que lui ouvrent l’audace et le talent de ces inconnus, dont il peine pourtant, faute de traduction, à comprendre les histoires.

L’un d’entre eux, en particulier, l’éblouit. Il signe Moebius et Taniguchi mettra quelque temps à comprendre qu’il s’agit de la même personne que ce Jean Giraud dont il admire tant le travail dans Blueberry.

Le reste, si l’on peut dire, appartient à l’histoire. Présenté à Giraud-Moebius dès sa première visite à Angoulême en 1991, Jirô Taniguchi est choisi un peu plus tard pour un projet de collaboration franco-japonaise dont Moebius sera le scénariste : Icare. Plusieurs volumes sont envisagés à l’origine, mais, entravée par de nombreuses contraintes techniques, l’étape de la réalisation ne tient pas ses promesses et un seul album verra finalement le jour.

Longtemps après la publication initiale d’Icare en épisodes au Japon, Jirô Taniguchi a conservé un attachement fort pour cette histoire hors-norme, ce « rêve trop grand » comme il le qualifie lui-même, symbole de son admiration inconditionnelle pour Moebius comme de sa passion toujours intacte pour le 9e art à l’européenne.

 

  • Du bonheur à table

Célébrées par Jirô Taniguchi dans bon nombre de ses ouvrages, les joies simples du quotidien font une large place aux plaisirs du boire et du manger, souvent racontés à travers les menus gestes et rituels qui font de la table sous toutes ses formes l’un des espaces privilégiés de l’échange entre humains. Même les plus échevelés de ses récits d’aventure n’oublient pas, ici et là, de rappeler l’importance de ce qui se noue autour d’une table quand des personnages, à deux ou davantage, ont la bonne idée de partager un repas, voire un simple verre.

Mais c’est évidemment avec les déambulations succulentes de son Gourmet solitaire, conçues en collaboration avec son complice scénariste Masayuki Kusumi, que Jirô Taniguchi atteint à une forme supérieure d’exaltation de la cuisine et du goût. Alternativement exceptionnels ou d’une normalité rassurante, les émois épicuriens de son personnage, si proche de nous par le cœur, rappellent que le monde des saveurs est certainement au nombre des valeurs et références culturelles les plus communément partagées par les hommes, d’où qu’ils viennent. Couronnés par les lecteurs japonais, qui en ont fait la création de Taniguchi la plus populaire à ce jour dans l’Archipel, les élans de son gourmet matérialisent à leur manière simple et sincère la fibre hédoniste et humaniste du mangaka, comme pour mieux questionner la nôtre.

Nicolas Finet

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