Le Cambodge, pour mémoire

Huit grands chapitres et un peu plus de trois cent pages, pour en finir avec le récit circonstancié de la tragédie cambodgienne – ou plutôt de ses origines, avant le cauchemar khmer rouge. Mais Séra peut-il réellement en finir avec l’histoire tragique qui a accompagné et peut-être même façonné toute son existence d’homme adulte ? Dans le texte de remerciements qui clôt ce grand et beau livre, il rappelle que pas un jour n’a passé, depuis son arrivée en France en mai 1975, en provenance de Phnom Penh, sans qu’il n’ait cherché à comprendre ce qui est arrivé au peuple khmer, et dans quel substrat particulier s’enracine un destin aussi sanglant, aussi singulier. Après l’avoir lu avec attention, je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup de vraies réponses dans ce qu’il a trouvé – mais en revanche la quête est impressionnante et le dossier d’investigation irréprochable, tant d’un point de vue historique qu’artistique.

Deux dates, juste pour situer. D’abord l’orée des années soixante, alors que se noue peu à peu, dans la péninsule indochinoise, le grand drame géopolitique qui s’empare de toute la région. La décolonisation, l’Amérique, la Chine… Et juste au milieu de ce « grand jeu » un petit royaume et son peuple, dont la malédiction est non seulement d’éveiller la convoitise de ses voisins, mais peut-être aussi, plus encore, d’être resté fidèle à son identité culturelle de toujours. Le très jeune souverain installé sur le trône des rois d’Angkor au terme de la Seconde Guerre mondiale, Sihanouk, n’a pas l’envergure suffisante pour s’opposer durablement à la puissance des forces qui s’abattent sur la région. L’autre date est le 17 avril 1975, le jour où l’ultime résistance du dernier carré des soldats de la république khmère prend fin, laissant Phnom Penh et le pays tout entier aux mains des hommes de Pol Pot.

Entre ces deux dates, une effarante litanie de tueries, de massacres, de renoncements, de coups du sort, de trahisons, dont le Cambodge sortira broyé. L’enquête est minutieuse, factuelle, informée. Presque distanciée. Et pour la rythmer, une trouvaille de narration bien vue, toujours introduite par la même formule : « La question aurait pu être :… ». Égrenant ainsi ce qu’aurait pu être la question clé (« Qui pouvait encore apporter le salut au royaume ? », « Qui le premier donna son sang pour la patrie ? », « Qui est prêt à mourir alors que la vie lui sourit à pleines dents ? »), Séra progresse un mort après l’autre dans son récit en noir – mais bien sûr il n’y a aucune réponse à cette soi-disant « vraie » question qui aurait pu être, et qui en réalité n’existe pas.

Au cœur du Cambodge où je me suis très souvent rendu (y compris avec Séra lui-même), tout près de la grande ville pleine de fantômes d’Angkor Thom, on peut admirer sur les parois du temple d’Angkor Vat une immense fresque façonnée dans la pierre, d’une beauté renversante. Elle relate un mythe célèbre de l’hindouisme qu’on appelle « le barattage de la mer de lait ». J’ai toujours pensé qu’au-delà de la légende religieuse, cet épisode très guerrier était aussi, symboliquement, une sorte d’allégorie des sanglantes passions khmères. Et je me suis souvent dit que le Cambodge que je connais est l’héritier moderne de ce genre d’histoire : quoi qu’on en dise, quelles que soient les séductions du fameux « sourire khmer », son histoire est collectivement traversée d’une puissante pulsion de mort.

Peut-être bien que c’est de cette pulsion-là dont rendent compte aussi à leur façon, sans au fond qu’il soit nécessaire d’expliquer ce qui conserve une part d’inexplicable, les Concombres amers de Séra. Un livre saisissant, parfois hanté, dont on ne se déprend qu’avec peine tant il se refuse à chercher à plaire. C’est un compliment, bien sûr.

 

Concombres amers – Les racines d’une tragédie, Cambodge 1967 – 1975, de Séra (Marabulles, 312 pages, 32€)

Nicolas Finet

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