Une plaine immense, à perte de vue, et partout les silhouettes massives des terrils, comme autant de répliques de ces Collines Noires du grand ouest américain devenues l’un des emblèmes du peuple Lakota. Or des Indiens Lakota, il en surgit brusquement cet univers minier qui est celui du jeune Gervais, héros de cette histoire, au seuil de l’été 1905.
Des Sioux à Valenciennes ! Au cœur de ce Nord industrieux et ouvrier travaillé par tant de tensions politiques, sociales et culturelles antagonistes, alors que la République, cette gueuse, s’apprête à voter ce qui deviendra la première loi de séparation de l’Église et de l’État. Mais la laïcité, la politique et la condition du prolétariat, Gervais n’en a cure, à son âge. Élève brillant et fils de mineur méritant, le garçon n’a en tête que le prochain passage dans la région du Buffalo Bill’s Wild West, le plus ébouriffant spectacle vivant que l’on puisse voir à cette époque en Europe.
Son intrépidité le mettra en présence de deux des Indiens employés par le grand cirque itinérant, que l’environnement tragique de leur rencontre – un crime de sang – l’amènera même à protéger de la vindicte populaire, tellement prompte à s’en prendre à l’étranger, cet exutoire commode. Si proche déjà de l’âge adulte, le garçon sortira de cette aventure non seulement bouleversé, mais surtout transfiguré : le contact avec ces hommes d’ailleurs l’aura définitivement convaincu que son destin ne peut pas être la simple reproduction de son héritage social, comme tant de gens de sa condition s’en sont laissés convaincre.
Inspiré et subtil, Les Gueules rouges multiplie avec bonheur les niveaux de lecture. Au-delà des péripéties de l’aventure vécue par Gervais et ses compagnons, l’album est à la fois un récit d’apprentissage et une chronique pertinente du quotidien de cette époque en milieu ouvrier, tiraillé entre paternalisme patronal, anarchisme militant et réflexes de peur complaisamment entretenus par le clergé.
À la peinture d’un milieu et d’une époque se superpose la fiction psycho-sociale, l’une et l’autre traversées par le motif, essentiel, du passage à l’âge adulte. Comment un fils de mineur peut-il s’y prendre pour donner corps aux rêves qui peuplent sa tête et son cœur, si grands et transgressifs qu’il ose à peine se les avouer ? Et existe-t-il vraiment une possibilité – on n’ose ajouter « au fond », comme un clin d’œil aux symboles de la mine – d’échapper au déterminisme de sa condition ?
Le scénariste Jean-Michel Dupont, lui même originaire de ce ch’Nord auquel il est resté profondément attaché, avait déjà, quoique dans un registre radicalement différent, développé une interrogation similaire dans son livre précédent chez le même éditeur, Love in vain. Son évocation vibrante du bluesman noir Robert Johnson, somptueusement magnifiée par le trait intense et habité de Mezzo, mettait elle aussi en scène, à sa manière, le désir éperdu de s’extraire d’une destinée tracée d’avance.
Autour de ce motif central et récurrent, il développe dans Les Gueules rouges une histoire habilement construite, peuplée de personnages véritablement incarnés qui ont le bon goût, ce n’est pas si courant en bande dessinée, d’éviter la caricature. Même l’usage – potentiellement risqué – de tournures et d’expressions issues du patois nordique passe sans difficulté ; elles sont ici accommodées avec ce qu’il faut de mesure et de distance pour ne jamais peser sur les dialogues ou gêner la narration.
Pour donner chair à cette histoire prenante, Eddy Vaccaro (Championzé et Mobutu dans l’espace chez Futuropolis, notamment) a opté pour les ressources de l’aquarelle, qu’il manie avec aisance, conviction, retenue, et parfois aux frontières de la bichromie, ce qui renforce encore le propos. L’interprétation graphique est simple et efficace, avec une belle diversité de composition et une remarquable fluidité dans la narration. Un sans faute.
Les Gueules rouges, de J.-M. Dupont et Eddy Vaccaro (Collection 1000 Feuilles, 120 pages, 20,50€)