Et que ça saigne !

Mapple, Nebraska. Autant dire Ploucville, USA. L’une de ces bourgades américaines au milieu de nulle part, plombées par une géographie désespérément centrale, si loin des côtes et des grands foyers d’activités du pays qu’on en oublierait presque leur existence. L’agriculture pour survivre au grand vide du Middle West et Dieu pour colmater ce qui peut l’être.

À Mapple, Nebraska, la seule trouvaille inventée naguère par les locaux pour tenter d’exister est une friandise : les Mapple Squares, caramels au sirop d’érable aujourd’hui oubliés, mais auxquels une grande enseigne publicitaire fait encore explicitement référence, sur Main Street. Quand la marque a pris le bouillon, des années auparavant, quelqu’un a eu l’idée de reconvertir l’ancienne usine où l’on fabriquait les caramels en quelque chose de beaucoup plus incongru : un établissement psychiatrique, aussitôt baptisé le Mapple Institute. Et pas n’importe quelle institution psychiatrique, mais un établissement dédié à une « clientèle » tout à fait singulière : les psychopathes criminels.

Lorsque l’histoire commence, en 1991, deux enquêteurs du FBI déboulent à Mapple depuis Omaha, la capitale de l’État, pour enquêter sur une série de disparitions inquiétantes. Une trentaine en tout, et d’autant plus déroutantes qu’aucun des maigres indices collectés jusqu’à présent ne semble en mesure de leur donner un début de cohérence ou une lecture plausible. Ce qu’ils vont assez rapidement découvrir sur place (et nous avec), au contact de résidents extrêmement déstabilisants, dépasse tout ce qu’une imagination même malade aurait pu concevoir…

 

Pour ne pas amoindrir le plaisir de la lecture, je ne vous dévoilerai ni les ressorts ni les tenants de cette histoire à la fois horrifiante et parfaitement réjouissante – quoique le suspense ne soit pas le cœur du projet. Il y a du David Lynch – celui de Twin Peaks, bien sûr – dans ce récit extrême et jubilatoire, sans oublier John Carpenter évidemment, auquel le scénariste David Hasteda rend hommage en ouverture de l’album. Comme le premier, Mapple Squares excelle à camper des profils psychologiques d’emblée dérangeants, juste en lisière de ce que l’on devine être les abîmes noirs de l’âme humaine ; et à l’instar du second, le scénario très minutieusement élaboré compose, par touches successives, une symphonie effroyable dont il devient vite presque impossible de se déprendre. En écho aux dialogues très pulp, à l’arrière-plan et sur un ton presque journalistique, quelques balises efficacement posées viennent rappeler ce qu’ont été quelques-uns des grands moments de folie collective de l’Amérique contemporaine – l’emprise de Charles Manson sur les adeptes de sa « family », la secte de Waco emmenée par David Koresh ou celle de Jim Jones au Guyana – et les massacres qui en ont résulté…

J’ai failli rater ce remarquable travail paru chez Ankama en août dernier. Mais je le trouve si convaincant qu’il n’est pas trop tard, me semble-t-il, pour le signaler comme l’un des albums de référence de l’année écoulée. À la mécanique infernale d’un scénario survitaminé répond un dessin (signé Ludovic Chesnot) d’une énergie et d’une personnalité peu communes. Composition des planches, traitement des personnages, chromie spectaculaire, le travail est impressionnant de bout en bout, porté par un sens de la narration très abouti, que l’on sent évidemment nourri du cinéma de genre – lui aussi américain, of course. Le boulot d’édition est à l’avenant, extrêmement soigné. De quoi conforter le parcours gagnant de l’excellent Label 619 des éditions Ankama, dont j’ai déjà signalé (ma chronique sur l’ultime livraison du périodique Doggy Bags, ici même : https://nicolasfinet.net/doggy-bags-carton-plein/) tout le bien qu’on pouvait en penser. Encore !

 

Mapple Squares, de David Hasteda et Ludovic Chesnot (Label 619, éditions Ankama, 162 pages, 14,90€)

Nicolas Finet

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