L’humanité, et après

D’emblée, il me faut remercier Joseph Falzon et Thomas Cadène de deux choses : d’une part avoir eu le bon goût de citer en exergue de leur livre l’un des plus grands auteurs des lettres américaines contemporaines, Don DeLillo (en l’occurrence une phrase de Point Oméga, roman de la déconnexion du monde, on en reparlera ci-après, mais beaucoup d’autres titres de ce maître auraient pu tout aussi bien être cités en référence, tant il occupe une position singulière, à la fois centrale et radicalement alternative, dans le monde littéraire américain) ; et d’autre part avoir choisi de pratiquer l’art de la bande dessinée sur un mode dense et copieux, qui vous (nous) évite de refermer leur album à peine vingt minutes après l’avoir commencé. Ça n’a l’air de rien, mais démontrer par l’exemple que le genre qui nous occupe peut aussi se décliner en longues heures de lecture immersive est une autre manière de rappeler à ses détracteurs (il en reste) que non, le 9e art ne fait pas, enfin pas forcément, dans le léger vite consommé.

Surtout quand il s’attaque à des sujets aussi ambitieux que celui d’Alt-Life. Ça commence comme une fiction scientifique, à travers l’histoire de deux individus de notre proche futur, René et Josiane (elle est née en 2034, lui en 2035), recrutés pour être les cobayes d’une simulation sensorielle intégrale. Confiés à une machine, leurs corps ne comptent plus : seuls priment les élans de leurs deux esprits, qui par technologie interposée peuvent façonner à volonté et sans limites une réalité virtuelle en constante transformation, au gré de leur seule fantaisie conjuguée.

Avec pareil argument narratif, n’importe quel Dickien de base, forcément, aura tout de suite repéré le truc qui dérange : mais alors, si l’expérience humaine peut ainsi être façonnable et remodelable à l’infini, qu’en est-il du réel ? La déconnexion du monde équivaut-elle à une remise en cause radicale du témoignage de nos sens ? Et, confrontée à l’impermanence de nos sensations, ce que nous avons coutume de nommer la vérité deviendrait-elle une donnée éminemment relative ?

Pourtant, ce n’est pas exactement du côté du vertige de l’angoisse dickienne que bascule l’intrigue. L’interrogation fondamentale qu’exprime Alt-Life relèverait davantage, pour se référer à un contemporain de Dick, du questionnement sociétal d’un John Brunner : quelle sera l’espérance de vie du « vrai » monde dès lors que les simulations offertes par la technologie, si séduisantes, auront démontré l’étendue de leur toute-puissance ? Les humains de demain, sous emprise de la simulation généralisée, n’auront-ils pas envie de déserter le « réel » pour de bon ? Falzon et Cadène ont appelé « l’exode » cette partie de leur histoire : dans le sillage de René et Josiane, dont les parcours de cobayes ont démontré l’inocuité de leur expérience dématérialisée, le monde entier, ou presque, se décide à sauter le pas. La virtualité devient la nouvelle norme.

Les deux auteurs d’Alt-Life ne sont pas les premiers, bien sûr, à avoir exploré ces hypothèses. En littérature, quelques-uns des livres de feu George Alec Effinger (Gravité à la manque et Privé de désert), un peu oublié aujourd’hui, avaient exploré avec beaucoup d’astuce de quelle manière la technologie, sous forme de modules enfichables dans la nuque des utilisateurs, pouvait permettre à ceux-ci d’endosser à volonté personnalités virtuelles et vies fictives. En bande dessinée, Benjamin Legrand a imaginé dans les deuxième et troisième volets de la série du Transperceneige dessinée par Jean-Marc Rochette des distractions virtuelles mises au point pour la population des nantis du train afin de les distraire de leur quotidien sans issue.

La bonne idée, ici, est d’avoir exploré à quel point les élans de la chair sous toutes ses formes pouvaient occuper une place centrale dans la galaxie des pulsions mentales de créatures humaines ainsi saisies par la démesure virtuelle. Un savoureux paradoxe : s’enivrer des vertiges de la libido en proportion inverse des progrès de la désincarnation. Josiane et René n’auront de cesse de se confronter aux horizons de leurs désirs, l’un(e) comme l’autre puis l’un(e) avec l’autre, par définition sans limites puisque tout est désormais possible, mais avec des résultats inattendus : elle dans un vertige sensoriel presque infini, lui au contraire confronté à une libido de plus en plus défaillante. Car des questions incontournables surgissent, bien sûr : que signifient désir et plaisir dès lors qu’ils sont découplés de la frustration, de la douleur et, en dernier ressort, de l’échéance de la mort physique ? Falzon et Cadène n’apportent pas, dans Alf-Life, de vraies réponses à ces questions abyssales. Mais le simple fait de savoir ainsi les poser, avec finesse et intelligence, les signale déjà comme des auteurs d’envergure.

Alt-Life, de Thomas Cadène et Joseph Falzon (éditions Le Lombard, 184 pages, 19,99€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire