Troisième et dernier volet, il y a quelques semaines à peine, de la monumentale « histoire des relations entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient » de Jean-Pierre Filiu et David B., judicieusement titrée Les Meilleurs ennemis ; et l’occasion, ce faisant, de mesurer à quel point le medium bande dessinée a su ces dernières années gagner en assurance, en maturité et en autorité, tant du point de vue des sujets qu’il se donne que de la façon dont il prend le parti de les traiter. Ou, pour le dire autrement : je ne suis pas persuadé qu’une trilogie de plus de 300 planches en bande dessinée sur un thème géopolitique aussi exigeant eût été éditorialement possible il y a seulement une quinzaine d’années, même dans un paysage aussi ouvert et aussi réceptif à la nouveauté que celui du 9e art à la française. Que Les Meilleurs ennemis ait finalement pu voir le jour est tout à l’honneur non seulement de ses auteurs, cela va sans dire, mais aussi de son éditeur et même, au-delà, du public de langue française, qui permet qu’une publication de cette nature soit économiquement sinon assurée, du moins envisageable.
On ne (re)fera évidemment pas ici, au chapitre des arguments pour lesquels la lecture de ces Meilleurs ennemis est vivement recommandée, la liste complète des raisons manifestes pour lesquelles le travail de David B. demeure l’un des plus intéressants à suivre, dans la durée, sur la scène de la bande dessinée contemporaine. Rigueur, intelligence, imagination, et toujours ce surprenant mélange de symbolisme et d’allégorie qui fait que le plus conceptuel des terrains de jeu, à l’usage, parvienne à laisser à son lecteur un sentiment d’onirisme incarné, à la fois agréable et durable.
L’exercice est d’autant plus méritoire, en l’espèce, que la matière est complexe et le propos ambitieux : près de deux siècles et demi de sinuosités diplomatico-militaires, de rendez-vous à contretemps et de mensonges à trois bandes, sur fond d’armes toujours plus nombreuses, plus meurtrières, plus dévastatrices (on ne dira pas « plus massivement destructrices », pour ne pas donner le sentiment de chercher à sourire d’un paysage aussi tragique, mais enfin, c’est tout de même un peu l’idée…). De ce champ de mines et de ruines éternellement ( ?) reconfiguré, l’indispensable Jean-Pierre Filiu donne une lecture factuelle, précise, argumentée, avec ce qu’il faut de profondeur historique et d’éclairage contextuel pour rendre incontestable cette vaste fresque couleur pétrole.
Longtemps, le documentaire graphique n’a pas eu bonne presse dans le monde de la bande dessinée francophone. On s’est volontiers gaussé des approches didactiques, supposément pas assez nobles au regard du métier d’Auteur de Bande Dessinée, quand d’autres cultures (la Corée, le Japon, pour ne citer que ces deux pays) faisaient une large place à la bande dessinée comme support respectable d’un récit du monde adossé à l’intention pédagogique et à la volonté d’informer. Avec un temps de retard, le paysage éditorial commence enfin à bouger de ce côté-ci de la « bédé ». Le moment venu, c’est-à-dire maintenant, il faudra savoir gré à David B. et Jean-Pierre Filiu d’avoir donné à ce genre, en trois volumes impeccables, ses premières lettres de noblesse.
Les Meilleurs ennemis – Une histoire des relations entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient, Première partie 1783-1953, Deuxième partie 1953-1984, Troisième partie 1984-2013 (Futuropolis, une centaine de pages par volume, 18€ chaque)