C’est parfois ce qui est désespérant, avec l’Histoire : l’impression qu’elle bégaie. N’importe quel lecteur / lectrice français(e) un peu informé(e) ne pourra pas ne pas s’en faire la réflexion à la lecture de Congo 1905 – Le Rapport Brazza, qui établit un parallèle saisissant entre ce que l’on sait de l’Afrique, disons, du dernier demi-siècle et ce qui s’y est passé à l’orée du XXe siècle, dans l’hystérie de la colonisation héritée de la conférence de Berlin de 1885.
La France d’alors y occupe, si l’on ose dire, une place de choix. Sans même parler des horreurs qui se déroulent au même moment au Congo belge, propriété personnelle du roi Léopold II (et qui seront dénoncées à la même époque par le diplomate britannique Roger Casement), ce qui survient à ce moment dans la partie du bassin du Congo placée sous la responsabilité de la IIIe République (une zone très vaste qui comprend, outre la République du Congo d’aujourd’hui, l’actuelle Centrafrique) est édifiant. En juillet 1903, dans une factorerie reculée de l’Oubangui, des fonctionnaires coloniaux n’ont rien trouvé de plus drôle, entre autres joyeusetés, de se débarrasser d’un « nègre » rebelle en le faisant exploser à la dynamite, un bâton d’explosif dans le fondement. Et ce n’est hélas que l’un des épisodes, presque mineur, d’une longue liste d’exactions orchestrées de concert par l’administration et l’armées françaises, dans une collusion scandaleuse avec les compagnies privées (celles du caoutchouc, notamment) qui saignent à blanc, sans mauvais jeu de mot, les terres africaines nouvellement conquises.
Le problème, aux yeux des cyniques qui administrent les possessions françaises d’Afrique, c’est que cette fois l’affaire transpire. Les journaux s’en emparent, l’opinion s’indigne. Pour canaliser le scandale, et réaffirmer la main sur le cœur, dans un contexte international diplomatiquement délicat, que la « mission civilisatrice » de la France s’effectue bien au bénéfice des régions et populations locales, on désigne une mission d’enquête. Et on en confie la direction à un personnage un peu défraichi, mais moralement irréprochable : Pierre Savorgnan de Brazza, ancien explorateur italien naturalisé français, héros quelques années auparavant de l’exploration pacifique de l’Afrique équatoriale. On donnera même son nom, Brazzaville, à ce qui est aujourd’hui la capitale de la République du Congo.
C’est le parcours et l’aventure de cette mission Brazza que retrace, avec précision et retenue, l’album de Vincent Bailly et Tristan Thil. Il qualifie de « premier secret d’État de la Françafrique » l’enterrement du rapport, pourtant accablant pour la France coloniale, finalement produit par le numéro 2 de l’expédition juste après la mort à Dakar en septembre 1905, sur le chemin du retour en métropole, d’un Brazza terriblement affaibli par son paludisme chronique. Ce que relate le rapport ? La gerbe… Les enlèvements massifs de femmes et d’enfants pour obliger les hommes à la récolte forcée du caoutchouc. Le manque de soins indigne que subissent les populations ainsi kidnappées – c’est-à-dire laissées pour mortes, ou peu s’en faut. Les exécutions sommaires. Les viols. Le racisme abject. Et ainsi de suite, ad nauseam.
Le plus étonnant, évidemment, c’est de ne pas être tellement surpris. Les abominations de la colonisation, abondamment documentées depuis des années, font malheureusement presque partie de notre ordinaire historique. Alors, au-delà du caractère implacable de la démonstration, d’autant plus efficace qu’elle est parfois froidement clinique, presque statistique, reste la force visuelle de l’évocation de l’Afrique, même dans des circonstances aussi pénibles que celles qui sont décrites.
On sait gré à Vincent Bailly de savoir évoquer avec tant de justesse les singulières teintes délavées des ciels africains, dépeindre ce qu’il subsiste de paysages flous lorsque s’abattent sous vos yeux les pluies torrentielles ou encore suggérer, par la vibration des couleurs, les senteurs entêtantes de tout un continent. Là, entre envoûtement et pulsations charnelles, on saisit un peu de ce qui sur les terres d’Afrique a pu si fort séduire et retenir les Occidentaux – les héros comme les bourreaux.
Congo 1905 – Le rapport Brazza, de Vincent Bailly et Tristan Thil (éditions Futuropolis, 136 pages, 20€)