Une sirène amoureuse

Hanté par l’image de son épouse disparue, un peintre solitaire s’est réfugié dans une maison isolée de bord de mer, entre océan agité et nature sauvage. La forêt toute proche est profonde, parfois presque hostile. Nulle âme qui vive dans les environs. Et presqu’aucune visite humaine, exception faite d’une jeune fille qui vient occasionnellement poser pour le peintre et d’un vieil ami plein de sollicitude, qu’inquiète la tournure obsessionnelle des humeurs de l’artiste en souffrance.

L’inattendu viendra de la mer, comme souvent – en même temps qu’un certain effroi. Sans le savoir, sans le vouloir, le peintre a séduit l’une de ces créatures marines à la beauté vénéneuse qu’en principe les mortels ne voient jamais : une sirène, à qui la puissance de l’élan amoureux donnera la force de s’arracher des flots. Dès lors, elle s’installe dans la vie du reclus. Un quotidien qu’elle bouleverse, car que peuvent avoir vraiment en partage, au-delà de la violente attraction des corps, un humain et une créature d’essence aussi singulière ?

Guillaume Sorel n’a pas précisément daté son histoire, mais, si l’on en juge aux quelques indices qu’il nous lâche (vêtements, mobilier, accessoires), il est probable qu’on soit quelque part au tournant des XIXe et XXe siècles. Soit précisément le moment historique où rayonne et s’épanouit cette littérature fantastique, héritière du gothique anglais, dont Sorel est l’un des si manifestes légataires contemporains.

On peut penser à Carmilla bien sûr, à Melmoth, mais plus encore c’est Lovecraft que j’ai souvent eu en tête en lisant Bluebells Wood. Sans doute du fait de son environnement maritime et âpre, il y a dans le récit de Guillaume Sorel des échos de ces rivages maudits que convoque si intensément Lovecraft dans des nouvelles comme The Shadow Over Innsmouth ou Dagon. Et l’irruption finale de l’immense créature marine qui serait le père monstrueux des sirènes m’apparaît comme une très convaincante approche des terrifiantes déités qui, chez Lovecraft, peuplent les abysses, dans l’attente patiente de leur retour. Guillaume Sorel, une bonne trentaine d’albums au compteur depuis L’Île des morts en 1991, montre ici à quel point il maîtrise son art.

À cette filiation lovecraftienne assumée, enténébrée, il faut bien sûr ajouter la sensualité – que pour le coup le grand névrosé de Providence, cité en quatrième de couverture de l’album, n’a vraiment jamais pratiqué. Une sensualité dont la composante sauvage n’est jamais gommée, bien au contraire. Et qui s’incarne à merveille dans la figure de la sirène, précisément parce qu’elle exprime, dans les courbes mêmes de son corps fabuleux, une bestialité fondamentale dont nous autres humains ne gardons plus qu’un souvenir informulé, atavique – du temps d’avant l’Histoire où les chimères peuplaient encore les terres, les cieux et les mers.

À cette grande richesse de motifs, on ajoutera enfin, pour être tout à fait complet, une rumination insistante sur les affres de la création picturale, à travers ce personnage de peintre presque obsessionnel, qui s’échine à courir après une représentation que jamais il ne parvient à saisir, sinon dans la fugacité d’un instant presque aussitôt dissipé. Le lot de tous les artistes, éternellement recommencé.

Bluebells Wood, de Guillaume Sorel (éditions Glénat, 96 pages, 19€)

Nicolas Finet

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