Le bonheur, dix fois

Les époques incertaines génèrent leurs antidotes. Et il n’est pas inintéressant de constater que la bande dessinée peut elle aussi faire fonction de contrepoison. Un album bien fichu participe de ce mouvement en cette rentrée, avec un propos parfaitement délimité et un mode de traitement qui sait toucher juste : présenter en images dix philosophes et dix approches du bonheur.

Philocomix, c’est son titre, opte pour le principe d’un chapitrage nominal : autour d’une quinzaine de pages par philosophe, avec au générique dix stars du genre de Platon à Nietzsche en passant par Sénèque, Montaigne, Pascal, Kant, Bentham ou Schopenhauer. L’enjeu : tâcher d’exposer sans prise de tête, mais avec précision et souci du détail concret la pensée de chacun des intéressés, avec une mise en perspective de la question du bonheur.

On voit bien, au-delà de la satisfaction de savoir vulgariser et du plaisir à raconter, l’intention pédagogique (et commerciale) assumée. Si chaque lycéen(ne) de terminale ou chaque étudiant en philo se laisse convaincre d’acheter Philocomix, l’éditeur comme les auteurs ne s’en plaindront pas. Sur un terrain voisin et avec une démarche similaire, Economix paru aux Arènes en 2013 et depuis constamment réédité a enregistré des scores de ventes qui ont beaucoup fait réfléchir…

Au-delà du calcul manifeste pourtant, l’entreprise est réellement intéressante. Graphiquement d’abord : le registre choisi est celui de la légèreté, avec des options de couleur discrètes, un traité intentionnellement simple et un sens manifeste du portrait qui nous rend chacun de ces dix bonshommes immédiatement « saisissable ». Rompue à l’édition jeunesse et à l’illustration, la dessinatrice Anne-Lise Combeaud propose une mise en image épurée et souvent ludique qui résonne à l’unisson du thème général, sans effets ni surcharges inutiles.

Mais c’est surtout le ton, très réussi, qui emporte la décision. Jean-Philippe Thivet et Jérôme Vermer, les deux comparses qui co-scénarisent l’album (Vermer est agrégé de philosophie et apporte à l’entreprise l’indispensable caution de la validation « scientifique »), ont su trouver la bonne distance narrative, le registre discrètement humoristique qui nous rendent attachantes ces leçons philosophiques et les portraits d’hommes qui leur sont liés. Au terme de presque chaque chapitre, une rubrique souriante à la tonalité intentionnellement « castor junior » met à l’épreuve de « la vie de tous les jours » la pensée de chaque philosophe examiné, sur une page et à la manière d’une histoire à chute, en ne s’interdisant ni les anachronismes, toujours piquants lorsqu’ils sont bien conçus, ni les clins d’œil à la culture contemporaine.

Descartes bénéficie ainsi d’une fiche pratique avec Gilou, fan de foot, tandis que les préceptes d’Epicure sont testés avec le concours de Martine, voisine de palier, tellement investie dans le plaisir de nettoyer son escalier, façon Gollum dans Le Seigneur des anneaux, qu’elle en vient à perdre de vue l’état de bonheur suprême : l’ataraxie. C’est savoureux et, en termes pratiques, effectivement très efficace pour mémoriser les points saillant d’une réflexion philosophique.

Incidemment, le livre est aussi une démonstration de l’efficacité de la bande dessinée lorsqu’elle se met au service d’une approche narrative de type documentaire. J’avais déjà souligné l’intérêt de cette démarche, relativement récente dans le monde francophone, en traitant de la trilogie que David B. et Jean-Pierre Filiu ont consacrée chez Futuropolis à la longue et complexe histoire des relations entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient, Les Meilleurs ennemis. Philocomix incarne une autre illustration de la force et de l’intérêt du documentaire graphique.

Le livre est préfacé par Frédéric Lenoir.

 

Philocomix, de Jean-Philippe Thivet, Jérôme Vermer et Anne-Lise Combeaud (éditions Rue de Sèvres, 200 pages, 18€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire