- Mr Punch, de Neil Gaiman et Dave McKean (Urban Graphic, 112 pages, 14€)
Comment souvent dans ses romans, Neil Gaiman explore dans Mr Punch le versant irrationnel et discrètement surnaturel de l’existence et de l’expérience humaines, cette dimension des miracles, comme l’écrivait naguère Robert Sheckley, qui, pour peu qu’on ose ou qu’on sache s’y abandonner, peut être source d’éblouissements, d’effarements ou d’horreurs ; et, qui sait, reconfigurer toute une vie. Cette exploration frissonnante passe ici par le truchement d’un enfant, le narrateur, envoyé séjourner chez ses grands-parents le temps que lui naisse, au foyer familial, une petite sœur. Là, dans une ville de bord de mer aux ambiances grises et glaciales, l’enfant va être marqué pour longtemps par sa rencontre avec Mr Punch, un personnage de nabot sinistre découvert dans un petit théâtre de marionnette local. La voix couinante, le nez rouge et crochu, Punch, équivalent du Guignol de la tradition française, est depuis plusieurs siècles un classique des spectacles britanniques de marionnettes. Avec sa femme Judy, qu’il finit par tuer par jalousie de l’enfant qu’elle vient de mettre au monde, Punch donne de l’existence, à travers une série de petites saynettes soigneusement codifiées, un spectacle tour à tour grotesque, acerbe et cruel, à mi-chemin entre drôlerie et effroi. Au-delà de l’intérêt intrinsèque de l’histoire, et du talent de Gaiman à en restituer la texture inquiète, une bonne part de la fascination suscitée par Mr Punch tient au traitement incroyablement libre qu’en donne Dave McKean, triturant en virtuose illustration, photographies, collages, sculptures et objets en tous genres. Dans sa version d’origine, le livre date de plus de vingt ans (1994 en Grande-Bretagne, 1997 pour la première traduction française). Cette nouvelle édition démontre haut la main qu’il n’a strictement rien perdu de sa puissance. On en ressort essoré, ébloui, et évidemment dans un état d’intranquilité chronique, comme le narrateur de cette histoire terrible.
J’emprunte à Gaiman l’une des phrases finales de la V.F. de son texte : « Tout le monde meurt, sauf Mr Punch qui n’a de vie que celle qu’il vole à autrui. »
- America, de Nine Antico (Glénat, 64 pages, 13,90€)
M’étonnerait que je fasse partie du cœur de cible de Nine Antico, tiens. Un quinqua largement sonné, s’intéresser à cette version de Thelma et Louise 2.0., pfff… Et pourtant, contre toute attente, sa petite musique fonctionne, sous ses dehors légers, tellement girly et parfois presque mal foutus (Pauline en Amérique ou les tribulations quotidiennes d’une jeune française outre-Atlantique, tu parles d’un sujet original…), au point de se laisser prendre à ce portrait-vérité d’une jeune femme d’aujourd’hui, dont on se dit qu’on l’a sûrement croisée, c’est sûr, et que si ce n’est pas elle, c’est donc sa sœur.
Pauline, c’est l’héroïne récurrente de Nine Antico, celle qui était déjà à l’avant-scène de Girls Don’t Cry (2010) suivi de Tonight (2012), les albums qui l’ont révélée voilà quelques années. Pas de grande aventure, plutôt des histoires modestes au ras du réel, ici avec un environnement, l’Amérique, qui pousse un peu à l’exercice de style, forcément. Pourtant, en dépit ou peut-être à cause des traits les plus saillants de son personnage (Pauline agace autant qu’elle fait sourire), Nine Antico garde le cap de ce qui fait l’originalité de son univers : une liberté de ton opiniâtre, un sens des situations acerbes et surtout des dialogues qui claquent, avec le sens de la formule qui touche juste. Ma préférée : « Un selfie et au lit. »
- Simon & Louise, de Max de Radiguès (Sarbacane, 126 pages, 18,50€)
Avec suffisamment de décalage dans le temps pour donner le sentiment d’une véritable redécouverte, Sarbacane propose en un volume unique et sous un nouveau titre, Simon & Louise, une nouvelle édition de deux ouvrages de Max de Radiguès parus préalablement en deux publications séparées, 520 km (initialement publié en 2012) et Un été en apnée (2014). Soit, articulés en miroir l’un de l’autre, les regards croisés sur un même été de deux adolescents au départ épris l’un de l’autre, Simon et Louise, mais que les circonstances de cet âge de la vie vont faire diverger dans leurs attirances et leurs expériences, sans pour autant susciter de rupture radicale.
Très remarqué, à chacun de ses livres ou presque, pour la profondeur de son empathie envers ses personnages et la limpidité de ses choix narratifs (j’avais personnellement beaucoup aimé Jacques Delwitte, dès 2008, ou encore Orignal en 2013), Max de Radiguès s’impose l’air de rien comme l’un des observateurs les plus pertinents de l’un des états les plus difficiles qui soient : l’adolescence. Ajoutons-y un parti-pris de lisibilité totale tenu au fil des albums avec une constance remarquable, et on aura compris que cet auteur de talent, par ailleurs éditeur aux éditions L’Employé du Moi en Belgique, s’avère sur la durée l’un des talents les plus sûrs de la bande dessinée francophone.