Coda, fantaisie lettrée

En principe, je n’ai que peu d’appétence pour la fantasy, dont je me suis presque toujours tenu éloigné, pour des raisons similaires à mes réserves sur le polar. Le genre fantasy me semble relever essentiellement de l’exercice de style, dans un registre attendu et la plupart du temps assez pauvre en idées. Et où seules semblent compter, en dernier ressort, les variations plus ou moins bien inspirées dans l’interprétation d’un canon établi voilà des décennies.

Il y a bien sûr quelques exceptions remarquables, fort heureusement. Dans le polar plusieurs plumes incandescentes – comme ça au débotté, Ellroy, Goodis, Hammett, David Peace, McBain, j’en oublie forcément. Et dans la fantasy une poignée d’auteurs singuliers, tous anglo-saxons, que je suis vraiment content d’avoir lus : Robert Howard, leur ancêtre à tous, assez piètre styliste, mais initiateur de tellement d’idées fortes, évidemment Tolkien, Mervyn Peake qui à lui seul mériterait presque un genre en soi (Ghormenghast, Ghormenghast !) et bien entendu Michael Moorcock, par ailleurs très respectable auteur de SF, pour la conjonction unique d’une totale liberté de ton et d’une puissance imaginaire irrésistible. Or c’est l’exemple de Moorcock, justement, que j’ai presque constamment eu en tête à la fréquentation des quelque trois cent trente planches de Coda, approché de prime abord pour ses évidentes qualités graphiques, mais dont j’ai pu découvrir puis savourer, avec un grand plaisir de lecture, la densité thématique et la tonalité narrative assez originale ; une forme de fantasy lettrée, il me semble que ça ne court pas les rues. Alors voyons ça.

 

Dans le monde déglingué où se déroule cette drôle d’histoire, la magie, suite à un événement appelé l’extinction dont on ne saura pas grand chose (mais on saisit bien l’idée), a presque disparu. Mais presque seulement, ainsi qu’on le constate dès le chapitre inaugural de l’album, qui voit la monture du héros, une sorte de licorne mutante particulièrement irascible surnommée la Carne, réduire en charpie un braqueur importun. La Carne aura d’autres bouffées de colère comparables au fil du récit, toutes immanquablement soldées par un petit carnage maison tout à fait sanglant. Quant au héros lui-même, doté d’une jambe de bois aux ressources insoupçonnées et présenté comme un barde dénommé Hum, l’essentiel de son projet de vie consiste à remettre la main sur sa bien-aimée disparue, Serka, en griffonnant des réflexions éparses mais néanmoins obsessionnelles dans un journal intime, à l’ancienne. Où l’on voit que la pensée et ce qui lui donne corps, l’écrit, est bien l’un des ressorts secrets de cette aventure brinquebalante.

Car il y en aura assurément, des aventures et des péripéties : des armées en marche, des cavalcades sanglantes, des expéditions dans le monde d’en-bas, des affrontements titanesques, quelques restes de vieux sortilèges fatigués, une ville sur roues menée par un géant… L’élément central de l’intrigue se nouera autour du rapt par le barde de l’ultime spécimen vivant d’ylfe, ancien dieu devenu débile dont le corps asservi, mais immortel, est capable de générer l’ichor, dernière source de magie connue de cet univers à bout de souffle.

Crépusculaire ? Pas tant que ça. Ou alors, si l’on veut bien accepter cet oxymore, une manière de crépusculaire enjoué. Car ce qui court tout au long de Coda, et qui sans doute en fait la saveur et la tonalité particulières, c’est l’esprit de la farce – ou de la fable, ce qui revient au même. La personnalité du narrateur, personnage central de l’histoire, y est évidemment pour beaucoup. Ce barde plus-bavard-tu-meurs, qui n’aime rien tant que s’écouter parler – ou écrire –, est de toute évidence une arnaque sur patte, un faiseur. Pas loin de l’escroquerie, pour tout dire. Mais avec suffisamment de distance sur soi et de ressources d’empathie pour emporter l’adhésion malgré tout. On compatit, on s’amuse, on se gausse, aussi. C’est assez plaisant.

S’y ajouteront, histoire de relever le propos, une série de seconds rôles plutôt réussis et pour la plupart féminins, à l’image de la bien-aimée de Hum, personnage de guerrière elle aussi tout à fait ambivalente, ou encore de la méchante de l’histoire, Noirsirène, créature mi-humaine mi-marine qui dirige ses troupes et ses manigances depuis la baignoire où elle trempouille en permanence – car pourquoi faudrait-il transpirer, en plus, alors qu’il fait si chaud ?

Cette belle brochette de qualités, nécessaires, n’aurait peut-être pas été suffisante pour faire à elle seule de Coda un grand album de bande dessinée (et j’évite à dessein d’écrire comics, pour ne pas signifier que les productions anglo-saxonnes constitueraient en elles-mêmes une sorte de succursale un peu typée du genre bande dessinée). Mais vient s’y ajouter, pour parachever cette incontestable réussite, le travail renversant du surdoué de l’histoire : le dessinateur uruguayen Matias Bergara, dont personnellement j’ignorais tout avant ce livre, mais dont je suis désormais persuadé que le 9e art ne pourra plus faire sans lui. Chaque double page, d’une construction et d’une précision imparables, tout en tension dynamique, est en soi une proposition à grand spectacle. Et la mise en couleurs est à l’avenant, qui privilégie teintes denses et chromies hyper-saturées. Je ne me savais pas susceptible, avant cet album, d’adhérer à des choix chromatiques de cette nature. Coda vient de me convaincre du contraire.

La fantasy : comment s’en remettre, comment s’y remettre.

 

Coda, de Simon Spurrier (scénario) et Matias Bergara (dessin et couleurs), (traduit de l’anglais par Philippe Touboul, Glénat Comics, 336 pages, 29,95€)

Nicolas Finet

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