Charles aux antipodes

J’avais trouvé remarquable, voilà deux ans et demi, le travail réalisé par Fabien Grolleau et Jérémie Royer autour de la figure de John-James Audubon, naturaliste d’origine française naturalisé américain de la première moitié du XIXe siècle, devenu immensément célèbre partout en Amérique du Nord pour son travail (on devrait presque dire son obsession) sur les oiseaux. Célébré à juste titre pour l’excellence de cet album (Sur les ailes du monde – Audubon, Dargaud), le duo vient de remettre le couvert, dans un esprit très voisin, avec une autre figure essentielle de la quête de la connaissance à la même époque : Darwin.

Assez finauds, Grolleau et Royer ont choisi de caler leur histoire non pas sur la période de consécration de Darwin, qui deviendra une sorte d’hiérarque des sciences de son époque (il est enterré à l’abbaye de Westminster aux côtés des souverains britanniques et de certains savants éminents comme l’astronome Herschel, brièvement portraituré dans une scène de rencontre amicale dans la dernière partie de l’album), mais sur le moment « aventureux » de ses jeunes années, qui va lui fournir, au fil d’un incroyable voyage de cinq ans autour du monde, la matière de toute son œuvre scientifique postérieure.

Honnêtement, les deux auteurs prennent bien soin de rappeler, en postface des 170 et quelque pages de ce livre très plaisant, qu’il ne s’agit pas d’une biographie stricto sensu. Mais plutôt d’une libre évocation, qui prend le risque de s’affranchir de la stricte exactitude historique en regroupant par exemple des personnages et des situations lorsque la dynamique de la fiction leur semblait l’imposer. Habile précaution, qui leur épargnera sans doute le harcèlement des puristes (il s’en trouve toujours pour vous reprocher de ne pas avoir reproduit fidèlement le nombre de boutons de l’uniforme réglementaire du colonel Chabert, planche 17 de votre mémorable évocation de la bataille d’Eylau), tout en leur permettant de se réclamer, tout aussi légitimement, d’une nécessaire liberté d’écriture.

Cinq années donc, de décembre 1831 à octobre 1836, pour une immense circumnavigation qui verra le jeune Charles Darwin (il n’a que 22 ans lorsqu’il s’embarque à Davenport) se faire certes collecteur frénétique de spécimens animaux et végétaux, mais surtout spectateur ébloui du monde et de tous les êtres qui le peuplent, humains compris. Au fil des pages, on retrouve souvent la faculté d’émerveillement que les deux auteurs avaient su traduire dans leur évocation d’Audubon – ici tempérée par la rencontre indignée de Darwin avec le quotidien de l’esclavage, qui le laisse effondré. Le moment de sa confrontation avec les peuples de Patagonie est également bien vu, en soulignant à quel point un abime sépare encore les Européens de l’époque, même lorsqu’ils comptent parmi les esprits les plus évolués de leur temps, de la compréhension de l’altérité.

Dans un registre graphique très aéré (jusqu’à 6 ou 7 images par planche, très rarement plus et souvent beaucoup moins), le dessinateur Jérémie Royer réussit la performance d’être à la fois parfaitement efficace, très plaisant à l’œil et d’une lisibilité irréprochable. Ses planches animalières et ses têtes de chapitres, qui savent à merveille synthétiser l’action à venir, sont un régal visuel.

Un troisième titre devrait suivre assez rapidement dans le prolongement des deux premiers et toujours dans une veine biographique assumée, pour composer une manière de trilogie informelle aux couleurs des grands esprits du XIXe siècle. Elle sera consacrée à une autre figure d’aventurier, non pas des sciences, mais des lettres, et quelle figure : rien moins que Tusitala le raconteur d’histoires, autrement dit Robert-Louis Stevenson himself. Pour être allé naguère, voilà une bonne vingtaine d’années, en reportage à Vailima sur les lieux mêmes des dernières années d’existence de l’écrivain dans les îles Samoa (et accessoirement en pèlerinage sur sa tombe, je vous en reparlerai peut-être), je suis très attaché au personnage et à sa mémoire. Autant dire que le moment venu, je serai une fois encore fidèle au rendez-vous de Grolleau et Royer. See you then, guys.

HMS Beagle, aux origines de Darwin, de Fabien Grolleau et Jérémie Royer (Dargaud, 176 pages, 21€)

Nicolas Finet

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