Pour Taniguchi-san

Le 11 février 2017, Jirô Taniguchi s’en est allé. J’ai eu non seulement la chance de le connaître, mais aussi de construire avec lui la plus grande exposition monographique qu’on lui ait consacrée en Europe, “Jirô Taniguchi, l’homme qui rêve”, et de tourner avec mon comparse et ami Nicolas Albert un film documentaire sur les traces de ses origines au Japon, dans sa ville natale de Tottori. Pour lui rendre l’hommage qu’il mérite, je publie ci-après plusieurs documents : un texte inédit, suivi du texte intégral de la toute première interview qu’il m’ait consacrée, publiée en janvier 1996 dans les pages du mensuel (À Suivre) – et qui est probablement, sauf erreur de ma part, la première qu’on lui ait consacrée dans la presse française – et enfin, à près de vingt ans de distance, celui du dernier entretien que nous ayons eu ensemble, en août 2014 à Tôkyô avec la complicité de Thomas Hantson, en prélude à la parution en France de son album Elle s’appelait Tomoji, aux éditions Rue de Sèvres. J’y ai ajouté plusieurs images : un portrait de lui dessiné par Igort, à l’époque un peu éloignée désormais où ils se sont rencontrés à Tôkyô (merci à Igort de m’avoir permis de reproduire ce dessin) et quelques photos, dont l’une publiée avec l’aimable autorisation de Jorge Fidel Alvarez.

Avec Jirô Taniguchi, son éditeur Motoyuki Oda et Corinne Quentin, traductrice et agent.

Je me souviens de L’Homme qui marche et du flocon de neige qui tombe sur les lunettes du promeneur, en hiver.

Je me souviens des locaux d’(À Suivre), rue Bonaparte et du petit homme réservé que mon cher Jean-Paul Mougin me présente comme un grand auteur ; on est fin 1995 et c’est la première fois que je vais interviewer un Japonais.

Je me souviens de l’article et du dossier que j’ai rédigés pour le numéro qui parait moins d’un mois plus tard ; Taniguchi vient d’être traduit en français pour la première fois et beaucoup de gens vont avoir, enfin, une autre idée de la bande dessinée japonaise.

Je me souviens d’Igort lorsqu’il parle de son ami Jirô Taniguchi, avec des mots et des notations tellement justes. Ses yeux brillent, remplis de souvenirs.

Je me souviens de Jirô Taniguchi revenu avec nous dans sa ville natale de Tottori, pour les besoins du film que nous lui consacrons. La jubilation démonstrative n’est pas son registre, mais je vois à quel point il savoure ces quelques jours. La question des origines et des racines, toujours. Avec le thème, si éminemment japonais, de l’essence vibrante de la nature et du monde, une bonne part de son œuvre ne parle que de cela.

Je me souviens du quartier de Kitazawa, qu’il faut rejoindre pour retrouver Taniguchi auprès de l’un de ses éditeurs, Tamotsu Yoshida, chez qui sont entreposées des centaines d’illustrations en prévision d’un art book à paraître chez Freestyle pour le compte du groupe Shogakukan ; pendant plus de trois heures, je manipule et je choisis des originaux, que je photographie aussi. Je ne le dis à personne, mais intérieurement je me délecte ; quel privilège.

Je me souviens de Terre de rêves et de l’histoire du chien Tam. Quand il meurt, je pleure avec ses maîtres.

Je me souviens de Furari et de mon émerveillement face à l’histoire de ce géomètre et cartographe dont les pas et les déambulations servent à prendre la mesure du Japon – c’est-à-dire du monde. Pour le voyageur insatiable que je suis, c’est un délice.

Je me souviens de Jirô Taniguchi gravissant les marches de la scène du théâtre d’Angoulême en 2003, lorsqu’il vient recevoir le Prix du scénario pour Quartier lointain ; je suis à quelques pas de lui dans la coulisse, attentif, heureux pour lui, et je vois qu’il ne comprend pas très bien ce qui lui arrive.

Je me souviens de Corinne Quentin à Tokyo, sur le chemin de l’atelier de Taniguchi ; plus tard nous irons dîner paisiblement tous les trois dans un restaurant du voisinage, en extérieur, sous une ramure de grands bambous qu’on entend bruisser dans la brise du soir.

Je me souviens de l’un de mes nombreux échanges avec Nadia Gibert, éditrice de Taniguchi pendant presque vingt ans, au moment de la sortie de La Montagne magique ; elle a beau le connaître depuis longtemps, à chaque nouveau livre elle est encore impressionnée par la finesse de son travail.

Je me souviens de Frédéric Boilet m’expliquant qu’au Japon, en dépit d’une carrière prolifique, Jirô Taniguchi n’est pas considéré comme un auteur majeur, et de mon incrédulité tenace : mais comment n’ont-ils pas pris la juste mesure du travail de cet homme ?

Je me souviens de Terre de rêves et de l’histoire du chien Tam, encore ; avant cette histoire, qui s’intitule en français Avoir un chien, je n’avais jamais exactement saisi la nature et l’intensité du lien qui pouvait unir des humains à un chien. Au fil du récit, on trouve une pleine page montrant le narrateur et son animal assis dans une flaque de soleil, détendus, apaisés, repus de la joie d’être ensemble. C’est une image toute simple de bonheur pur et parfait, absolu.

Je me souviens de la rencontre publique avec Jirô Taniguchi que j’anime à Angoulême en janvier 2015 ; la salle est bondée, celles et ceux qui sont venus l’écouter jubilent d’être là, mais lui me jette un regard un peu ennuyé en me disant : « Mais elles sont trop compliquées, vos questions ! »

Je me souviens de la sélection des images à effectuer pour l’exposition « Jirô Taniguchi, l’homme qui rêve », et de mes hésitations pour la section de l’exposition consacrée à la nourriture et aux bonheurs de la table. Il faut trouver un dessin emblématique à reproduire en grand sur un kakémono, qui puisse résumer à lui seul le propos de cette partie de l’exposition – mais lequel ? Et puis, en feuilletant Le Gourmet solitaire, une image s’impose : les yeux presque fermés au-dessus de son bol fumant, la cravate dénouée, le gourmet grommelle de contentement, la bouche pleine : « Hmmm ! » « Le bonheur ! » Si simple, si juste, si vrai. Toute l’empathie et l’humanité de Taniguchi, en un gros plan et un soupir extasié.

Je me souviens de mon dernier entretien professionnel avec Jirô Taniguchi, en août 2014 à Tokyo, dans la perspective de la sortie française à venir de son livre Elle s’appelait Tomoji. Quelquefois il s’interrompt dans une réponse, à la recherche d’une précision, d’un détail, ou parce que mon besoin d’en demander toujours plus l’a égayé. Son amusement est imperceptible, mais je vois une esquisse de sourire passer sur son visage, son regard pétiller.

Je ne me souviens plus du moment où j’ai compris cela, mais très bien en revanche de la force et de la clarté avec lesquelles me frappe cette évidence : ce qui définit le plus et le mieux Jirô Taniguchi, c’est son inlassable bienveillance. Combien d’êtres humains peuvent se prévaloir de posséder cette qualité ?

Dans quelles circonstances avez-vous été amené à concevoir Elle s’appelait Tomoji ?

Jirô Taniguchi : La naissance de cette histoire est liée à un temple bouddhiste de la région de Tôkyô. Ma femme fréquente ce temple avec assiduité depuis une trentaine d’années, et moi-même je m’y rends de temps à autre, même si je ne suis pas un pratiquant régulier. À la longue, nous sommes devenus familiers de ce lieu et de ceux qui l’animent, ce qui les a conduits à me solliciter pour que je dessine quelque chose dans leur bulletin trimestriel. Leur idée était simple et claire : valoriser ce qui fait la particularité de ce temple, et notamment mieux faire connaître la personnalité et le parcours de sa créatrice, Tomoji Uchida. Je crois qu’ils se sont dit que, la pratique de la lecture traditionnelle étant en recul, la bande dessinée serait un bon support pour leur projet. J’ai accepté leur proposition. Mais à condition que ce soit à ma manière.

C’est-à-dire ?

J.T. : Me lancer dans un travail hagiographique ne m’intéressait pas, rester dans les contraintes d’une biographie stricte non plus. J’avais déjà pu me faire une idée sommaire de l’itinéraire de cette femme en lisant les précédentes publications que le temple lui avait consacrées, et ce qui m’est clairement apparu, c’est qu’on ne peut pas faire un manga solide à partir de simples faits biographiques. Tous les épisodes d’une vie humaine, même intense et passionnée, ne sont pas forcément accrocheurs. Une enfance, par exemple, est une enfance, ce n’est pas très intéressant en soi. Pour composer une histoire qui fonctionne, il est indispensable d’avoir recours à la fiction. C’est donc ce que j’ai proposé à mes interlocuteurs pour donner une suite favorable à leur offre : pouvoir fictionnaliser librement. Du coup, j’ai presque entièrement gommé ce qui concerne le temple et sa création – cela n’est mentionné que rapidement à la toute dernière page de l’histoire – pour me concentrer sur la partie de l’existence de Tomoji qui est antérieure à cet événement. L’angle que j’ai choisi de privilégier, si vous voulez, c’est le parcours de vie qui a façonné la personnalité de Tomoji, et qui l’a finalement conduite à choisir la voie de la spiritualité.

Et pour concrétiser cette approche, vous avez choisi de faire appel à un scénariste…

J.T. : Ce choix résultait de deux types de contraintes. D’une part des contraintes d’emploi du temps, mon agenda professionnel étant assez chargé, et d’autre part mon degré de connaissance, assez imparfaite, du sujet à traiter. J’ai compilé pas mal de documentation et je me suis rendu dans la région de Yamanashi où se déroule le récit, afin de m’en représenter correctement la géographie et l’histoire, mais même ainsi, l’incertitude persistait : arriverais-je à bâtir un récit satisfaisant à partir d’éléments que je ne maîtrisais qu’en partie ? Pouvoir m’adosser à un scénariste m’a semblé à tous points de vue une bonne solution. Il a été fait appel à Miwako Ogihara, une scénariste expérimentée, qui d’ordinaire s’illustre plutôt à la télévision.

Exception faite de votre adaptation du roman de Hiromi Kawakami, Les Années douces, c’est aussi l’une des premières fois où vous vous attachez au parcours d’une héroïne, et non d’un personnage masculin…

J.T. : Et c’est bien pourquoi le fait de se focaliser sur un personnage de femme était motivant ! Dans Les Années douces, il est question d’une femme adulte, dont on suit l’itinéraire sur une période assez courte. Le cas de Tomoji est assez différent : on s’attache au parcours d’un personnage central qui est d’abord une enfant et devient progressivement une adulte. On la voit peu à peu construire son identité, ses expressions, puis les préserver et les renforcer au fil des années alors que son corps évolue et se transforme… Je ne m’étais jamais attaqué à cette forme de représentation du temps, et j’ai découvert que c’était assez difficile. Même la mise en scène du récit s’est avérée complexe : faire bouger Tomoji de façon convaincante dans le contexte de son époque, avec ses objets, ses outils, son style de vie, son environnement familial… Je pensais m’être correctement entrainé à ce genre de travail avec Au temps de Botchan, mais avec Elle s’appelait Tomoji, j’ai réalisé que cela restait un défi.

Pourquoi cette minutie dans l’élaboration des personnages est-elle si importante à vos yeux ?

J.T. : Pour qu’un personnage puisse réellement exister dans une histoire, il est capital qu’il soit crédible, qu’il soit juste. S’agissant de Tomoji, j’y tenais d’autant plus que ce genre de personnage et d’histoire de femme est un peu un archétype, une figure universelle pour nous Japonais. Il existe une multitude de parcours et de vies féminines similaires au Japon, en tout cas à cette époque. Nous étions alors un pays pauvre et les destins de ce genre – des vies frugales et très simples, souvent semées d’embûches – abondaient. C’était la vie ordinaire des gens de cette période. J’ajoute que la nécessité d’être juste m’apparaissait d’autant plus importante que nous étions souvent confrontés, s’agissant d’un contexte historique sur lequel les documents sont relativement rares, au risque de l’anachronisme.

Justement, parlons du choix de traiter cette époque. Vous n’aviez jusqu’à présent jamais dépeint l’ère Taishô dans vos récits. Pourquoi et comment avez-vous abordé cette séquence particulière de l’histoire japonaise ?

J.T. : C’était à mes yeux l’un des intérêts forts du projet. Je m’intéresse à Taishô depuis longtemps. C’est une époque charnière assez courte entre les ères Meiji et Shôwa, assez chaotique également, me semble-t-il, et c’est en cela qu’elle m’apparait intéressante. D’autant qu’il y a en plein milieu cet événement majeur qu’est le grand séisme de 1923. Initialement, mon point de repère sur Taishô était le peintre Takehisa Yumeji, un artiste contemporain de cette période dont le travail témoigne de l’actualité de son temps, notamment le séisme et ses conséquences. J’avais commencé à rassembler de la matière et de la documentation à son sujet, afin d’en tirer un jour une histoire, peut-être. Finalement, ça n’a pas été Yumeji, mais Tomoji ; la matière était là, je m’en suis servi.

Le séisme de 1923 est un bon exemple de la manière dont vous avez cherché à fictionnaliser la biographie de Tomoji Uchida. C’est vous qui avez insisté pour rajouter à l’histoire cet événement qui n’y figurait pas au départ.

J.T. : Oui, c’est cela : c’était pour moi un élément de dramatisation du récit. Cela dit, je n’ai pas couru un grand risque en procédant ainsi : le souvenir du tremblement de terre de 1923 est toujours très vivace dans la mémoire collective japonaise. Et d’autant plus sans doute depuis les événements plus récents de mars 2011, qui nous ont rappelé à quel point nous vivons au sein d’une nature hostile et dangereuse.

Vous dépeignez dans Elle s’appelait Tomoji un Japon très rural qui ne vous est pas coutumier. Ce Japon-là existe-t-il encore un peu aujourd’hui, ou n’est-il plus qu’un souvenir ?

J.T. : Je crois qu’il existe toujours, quoique sans doute dans une version moins rude et moins pauvre. Mais en revanche on sent bien que la population de ce Japon-là vieillit. Il n’est pas certain qu’il puisse se perpétuer encore longtemps.

Au-delà de la peinture d’une époque et d’un milieu particuliers, Elle s’appelait Tomoji n’est-il pas, avant tout, la chronique de l’éveil d’un sentiment amoureux ?

J.T. : Si, bien sûr. C’est le récit d’une rencontre entre deux personnes qui voient les mêmes choses, traversent les mêmes événements, et finissent par se rapprocher. À mes yeux, c’est assez romantique. Ne serait-ce que parce que leur histoire d’amour est menée de manière délicate et peu explicite – comme le voulait alors la bienséance : quelques échanges de lettres, un petit voyage en voiture… C’est très ténu, mais pour l’époque, c’était l’expression d’un amour assez fort. Finalement, avec le recul, je me dis que je n’ai jamais vraiment traité d’amour dans mes livres précédents. Et qu’au fond celui-ci, hormis peut-être Les Années douces, est le premier.

Vous parlez d’expressions amoureuses très ténues et en effet, à la lecture de Elle s’appelait Tomoji plus encore que dans vos autres ouvrages, c’est ce qui domine : une constante économie de moyens et une grande sobriété dans l’expression. Est-ce le point d’aboutissement actuel de votre art aujourd’hui ?

J.T. : Lorsque j’ai bâti Elle s’appelait Tomoji, il m’a semblé évident que l’intrigue devait être menée de façon calme et précise, avec une grande attention portée aux détails et en excluant toute montée dramatique – avant tout parce que l’histoire le réclamait, me semblait-il. Mais au-delà de ce cas précis, j’ai bien conscience que c’est en effet l’expression naturelle de ma démarche et de mon travail, désormais. C’est très perceptible par exemple dans Les Enquêtes du limier, l’une des mes créations récentes, dont l’argument central est pourtant davantage inscrit dans le registre du mouvement. Peut-être que les mangas d’action que je réalisais autrefois sont bel et bien derrière moi. Rétrospectivement, je dirais que Le Sommet des dieux est sans doute la dernière de mes créations où les expressions sont passionnées, et où le travail graphique s’en ressent. Mes prochains projets témoignent de cet état d’esprit : ils sont beaucoup plus proches de Elle s’appelait Tomoji que de Blanco ou du Sommet des dieux. Disons que c’est un effet de l’âge, et n’en parlons plus.