À la fin des années soixante, il n’y a pas encore foule dans les allées de la bande dessinée. Mais déjà les talents singuliers ont commencé à émerger, aisément identifiables dans un paysage alors presque exclusivement dominé par les productions enfantines ou familiales. Avec quelques autres (Forest, Gillon, Fred, le très jeune Philippe Druillet ou encore la bande d’Hara-Kiri), le scénariste Jacques Lob et le dessinateur Georges Pichard sont du nombre. Et c’est en osant se réclamer d’un classique absolu de l’imaginaire occidental qu’à partir de 1968 ces deux-là vont prouver, et de quelle éclatante manière, qu’il faudra bien compter avec eux.
Ulysse, rien que ça. Y a-t-il un soupçon de calcul dans ce choix artistique œcuménique et fédérateur ? On peut imaginer en tout cas que les deux artistes, s’estimant protégés par le statut inattaquable de l’œuvre qu’ils ont entrepris de transposer, escomptent ce faisant faire accepter plus facilement les audaces dont ils ont parsemé leur travail. Des audaces bien sûr toutes relatives à nos yeux d’aujourd’hui – mais dans les années soixante, surtout lorsqu’on opère dans un registre censément destiné à la jeunesse, on ne plaisante ni avec la nudité ni avec le sexe, dont Lob et Pichard font en l’espèce abondamment usage.
Quoi qu’il en soit, d’emblée le projet dérange. L’éditeur qui l’a initié, le Club français du livre, refuse l’adaptation de Lob et Pichard et se désengage de l’affaire. Du coup, c’est le magazine italien Linus qui récupère Ulysse la même année, puis le français Charlie Mensuel, qui en entreprend la publication en épisodes dès qu’il se lance dans les kiosques, en 1969. Inachevée, la série reprendra du service trois ans plus tard, en 1974, d’abord dans la revue Phénix puis dans le quotidien France-Soir. Côté édition, c’est ensuite Dargaud qui, le premier, assurera la publication du travail de Lob et Pichard en librairie, en deux albums, puis les éditions Glénat sous la forme d’une intégrale en 1981, très légitimement reprise aujourd’hui.
Ce qui est immédiatement accrocheur dans cette interprétation d’Ulysse, au-delà des péripéties de l’histoire, universellement connues, et de la séduction propre du dessin de Pichard, c’est la façon dont le mythe s’entrelace avec les codes de la SF, alors en plein essor à l’époque partout en Occident. Moins que de véritables déités, les dieux de l’Olympe sont dépeints comme une bande d’êtres avancés, extraterrestres ou super-héros on ne sait pas très bien, à qui leur supériorité technologique confère un avantage compétitif définitif sur les faibles et mortelles créatures qui se débattent, là en bas, dans les affres de l’humanité ordinaire.
Fidèle à l’esprit d’Homère, le scénario de Lob renoue très justement avec la dimension proprement théâtrale dont s’organise l’odyssée d’Ulysse : les petites et grandes manigances humaines se déploient sous le regard constant d’une assemblée divine (Athéna suit ainsi les péripéties du voyage de son protégé grâce à son « télectronscope ») pour qui les jeux des hommes, si vains, ne sont rien d’autre qu’une source de distraction. Et lorsqu’il faut s’en mêler pour relancer le jeu, ainsi qu’en décide Poséidon lorsqu’il fait émerger son sous-marin noir devant l’étrave du navire d’Ulysse, aucun interdit ne s’y oppose.
Plus près de nous, le romancier Dan Simmons n’a pas procédé autrement dans sa propre transposition SF de la légende homérique (le diptyque Illium / Olympos, traduit en français en 2004 et 2006 chez Ailleurs et Demain / Robert Laffont). Et en matière de bande dessinée, on ne peut pas, bien sûr, ne pas faire le parallèle avec le panthéon de déités égyptiennes extra-terrestres embarqué à bord de sa pyramide volante au-dessus de Paris dans La Foire aux immortels de Bilal. Des êtres supérieurs, mais pas dépourvus de travers tellement semblables aux nôtres, à la fois spectateurs et acteurs de la grande foire aux vanités humaines.
L’autre grande affaire de la saga d’Ulysse selon Lob et Pichard, c’est le sexe, bien sûr. Il y en a partout dans l’histoire d’Homère, on le sait, mais la singularité de cette adaptation est d’en proposer un rendu explicite, plutôt audacieux, pour ne pas dire provocateur, au regard des canons de l’époque. Circé, Calypso, les filles d’Éole ou les sirènes, les enchanteresses ne manquent pas au fil des pages, chacune d’elles pratiquant à sa manière une liberté de mœurs assez largement en avance sur les pratiques encore très contraintes des années soixante, mais tout à fait conforme, en revanche, à la vague émancipatrice qui allait s’épanouir au fil de la décennie suivante partout en Occident. Un travail de pionniers, en somme.
Ulysse, d’après l’œuvre d’Homère, par Lob et Pichard (éditions Glénat, collection 1000 feuilles, 128 pages, 24,50€)