Absolument Lauzier

De quoi Lauzier est-il le nom ? Un peu moins d’une décennie après sa disparition (le 6 décembre 2008, à l’âge de 76 ans), Dargaud réédite en un volume unique quatre des comédies grinçantes qui avaient fait de lui, à la charnière des années 70 et 80, l’un des chroniqueurs les plus acérés de son époque : La Course du rat (1978), La Tête dans le sac (1980), Souvenirs d’un jeune homme (1983) et, un peu plus tardif, Portrait de l’artiste (1992). L’occasion de découvrir ou redécouvrir (mais personnellement je ne l’avais jamais oublié) ce très grand fabuliste, dont la finesse de trait – et évidemment je parle ici d’écriture, pas de graphisme, même si celui-ci, j’y reviendrai, n’a rien de ces prétendues facilités que naguère on avait pu lui reprocher – n’a finalement que très peu d’équivalents, pour ne pas dire aucun, dans la bande dessinée française des trente dernières années. Denis Frémond (un cousin éloigné qui aurait pu devenir bien davantage) n’ayant qu’à peine essayé de tenir les promesses qu’on discernait dans ses premiers pas avant de s’effacer à peu près complètement du genre qui nous occupe, je ne vois guère, parmi ses contemporains, que Régis Franc qui puisse lui être comparé ; et encore, dans un registre si singulièrement référencé et dans une tonalité si radicalement différente (Le Café de la plage, évidemment) que la comparaison ne leur rend réellement justice ni à l’un ni à l’autre.

 

Bon, j’entends tout de suite le commentaire sarcastique, là-bas dans le fond : Lauzier, homme de droite. N’ayant pas eu la chance de le connaître, hormis le croiser au détour d’un couloir ou d’une délibération de jury, j’ignore totalement si cette rengaine, assez souvent entendue dans les années 70, 80 et même après (le fait que le héros de La Course du rat, Jérôme Ozendron, devenu Je vais craquer au cinéma en 1980, ait été interprété à l’écran par Christian Clavier, n’a certainement pas dû aider), aurait ou pas un fond de vérité. Et quand bien même cela serait le cas, si l’intéressé aurait pris la peine (ça m’étonnerait) d’argumenter à ce sujet ; vu le mélange détonnant d’acuité et de distance – quand on est extra-lucide, on se protège comme on peut – mobilisé pour déchiffrer son époque et ceux qui la peuplaient, je ne serais pas autrement surpris si on me disait que Gérard Lauzier s’en foutait éperdument. Parce que ce qui lui importait probablement davantage, c’était la justesse du trait, dans tous les sens du terme. La pertinence. La toujours excellente Marie-Ange Guillaume, qui signe la préface du recueil, résume l’acuité selon Lauzier d’une formule qui me convient bien : « (…) il avait le don de flairer l’arnaque sous la posture photogénique, il ne marchait pas au trucage et il ne résistait pas au plaisir de pulvériser le truqueur. »

 

Je ne voudrais pas non plus qu’on se méprenne sur le choix du terme « comédie » que j’ai utilisé plus haut (c’est au début, deuxième phrase, « comédie grinçante », faites un effort pour suivre). Il est de bon ton de regarder ce mot-là de haut, avec un soupçon de condescendance, comme pour mieux revendiquer qu’on affiche avec la chose la distance salutaire qui sépare, mettons, au hasard, la roture de l’aristocratie. Ou comme si le qualificatif de « comédie » désignait un genre de sous-préfecture de la République des lettres, méritante, certes, mais enfin, un peu surévaluée, avouez. Ce sont les mêmes d’ailleurs qui, lorsqu’ils veulent s’extasier sur un chef d’œuvre en restant sur leur quant-à-soi, ne peuvent s’empêcher d’y accoler le qualificatif « d’humour » (« chef d’œuvre d’humour » vous suivez toujours ? – il y a même pire comme lieu commun journalistique : “petit chef d’œuvre d’humour”, là c’est vraiment la tasse), comme si le fait de savoir faire rire ou sourire dispensait par essence de la hauteur de vue qu’on prête aux chefs-d’œuvre, justement.

Or s’il y a bien un registre dans lequel la comédie selon Lauzier sait s’illustrer en virtuose, c’est la hauteur de vue, précisément. Révéler le général sous le particulier. Le motif qui fait sens derrière la miniature. Et au passage débusquer les faiseurs (j’en connais personnellement plusieurs, j’ai les noms) sous la posture. Un fabuliste, on vous dit. Et l’un des tout meilleurs.

 

LauzierLa Course du rat, La Tête dans le sac, Souvenirs d’un jeune homme, Portrait de l’artiste (éditions Dargaud, 240 pages, 29,99€)

Nicolas Finet

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