Whaou. Alors là…
Quelle claque. Et pourtant pas si simple de formuler la réaction ou le commentaire idoine, lorsque surgit pareil objet graphique. Alors voyons voir ça.
Gris, uniment gris. Pas un mot. Dans des décors désespérément vides et des atmosphères voilées saturées de poisons, des formes humanoïdes sanglées dans des scaphandres aveugles touillent on ne sait quelle soupe excrémentielle. Il y a du sang, aussi, qui jaillit à la faveur de tel ou tel accident en forme d’exécution sommaire – mais le sang est gris, comme tout le reste.
Un être passe dans ce paysage d’après l’effondrement, énigmatique, juché sur un quadrupède sans tête apparente. Lui, le cavalier, ne porte pas de casque sur son scaphandre, seulement une paire d’oculaires que l’on dirait greffées sur ce qui lui tient lieu de visage. Du haut de sa créature, il toise les pauvres choses qui rampent à ses pieds, les bras levés dans une posture de supplication. On le suppose indifférent, peut-être même méprisant à l’égard de ces vermines sans avenir. Mais en réalité on ne saura rien de ses émotions, pas le plus petit début d’affect – et d’ailleurs, possède-t-il seulement une bouche par laquelle pourrait s’exprimer, peut-être, ce qu’il ressent ?
Des semblants de robots travaillent dans ces plaines d’effroi – ou des rebuts d’humanité, va savoir. Un café surnage dans le désert où le minéral le dispute à l’organique, tout en pointes acérées et angles aigus ; un étrange musée, aussi. Le rade servira brièvement d’étape, dans un replay étouffant de l’une des plus célèbres toiles d’Hopper. Plus rien n’est intelligible, ou tellement peu, sinon l’essentiel : la peur omniprésente, la survie comme un réflexe, la violence pour tout horizon. Alors il n’y a plus qu’à remonter sur le quadrupède et s’éloigner à pas comptés, pour ce que ça vaut. Partir, c’est rester un peu.
Le Néerlandais Pim Bos, qu’à peu près personne ne connaissait par ici, s’est essayé pour son premier album à l’un des exercices les plus difficiles qui soient en science-fiction – et bien que lui-même, à en croire une petite vidéo promotionnelle mise en ligne par l’éditeur, n’ait pas tellement l’air de trouver qu’il en fait, de la SF : dépeindre l’ailleurs à l’état brut, et dans une tonalité si radicale que l’ébranlement qui en résulte est assez long à se dissiper. Pas le moindre petit bout de mot pour aider à en trouver les clés, même cachées. Alors, se laisser bousculer par la densité singulière des images, leur brutalité, leur incroyable puissance symbolique – et laisser affluer les correspondances.
Quelques-unes sont manifestes bien sûr, à commencer par Moebius et Arzach, la création majeure par laquelle tout a commencé. L’empreinte du maître est partout ou presque, parfois discrète, parfois moins – mais comment ne pas la laisser filtrer, puisqu’il est celui qui a permis que des bandes dessinées comme Tremen puissent exister, et pas seulement parce qu’elles sont muettes.
Philippe Druillet, l’autre influence manifeste de Tremen (lire et relire Vuzz, dont je vous entretenais ici même il y a quelques temps : https://nicolasfinet.net/moderne-et-furieux-vuzz/), enfonce le clou, dans une préface qui dit tout en peu de mots. De même que les œuvres les plus puissantes de Druillet (disons la saga Lone Sloane, pour faire court) nous ont parfois donné le sentiment dérangeant que leur auteur avait vraiment accès à un autre plan de réalité, le travail de Pim Bos est si intense, la touche si précise, qu’on se dit qu’il s’est abreuvé directement à la source de son monde, sans intermédiaire. On frissonne, on cauchemarde. Mais après tout qui nous dit que nos lendemains seraient beaucoup plus reluisants ? Le monde qu’a vu Pim Bos – et au fond, on ne lui envie pas pour de vrai ce talent-là, même pantois d’admiration – n’est peut-être rien d’autre que le nôtre, un jour, en un miroir obscurci.
Tremen, de Pim Bos (64 pages, Dargaud, 14,99€)