Les fictions post-apocalyptiques, ou comment jouer avec l’idée de la fin. Ou plutôt : de ce qu’il y a après la fin. Ce qui reste. Voilà un bon demi-siècle, au bas mot, que la science-fiction et ses auteurs ont posé un cadre sur ce type de conjecture – cadre suffisamment flexible pour autoriser ensuite presque toutes les variations. Et dieu sait qu’il y en a eu, de Richard Matheson (Je suis une légende) à Will Self (Le Livre de Dave) en passant par Un Cantique pour Leibowitz (Walter M. Miller, 1960), déjà évoqué ici même dans le cadre de ma chronique de l’exceptionnel La Terre des Fils de Gipi, probablement ce qui s’est fait de mieux en bande dessinée dans le genre qui nous occupe – sans oublier les autres, toutes les autres. L’avantage étant, avec le registre post-apocalyptique, qu’on est à peu près certain de ne jamais manquer de carburant ; hier c’était l’hypothèse de la bombe qui nous filait les foies, aujourd’hui et demain ce sont les joyeuses promesses de l’effondrement climatologique et environnemental qui ne manqueront pas d’alimenter, et pas qu’un peu, le trouillomètre collectif.
Ce qu’on peut retenir de Mécanique céleste, variation de qualité sur ce désormais classique canevas collapsologique, ce sont moins les raisons et modalités de l’apocalypse que l’idée du jeu mentionnée plus haut. À telle enseigne d’ailleurs que Merwan, talentueux concepteur et interprète de cette étonnante chronique de l’après, ne nous fournit de l’arrière-plan de son histoire qu’une sorte de minimum syndical. Un lieu, la forêt de Fontainebleau ; un millésime historique, 2068 ; et une mention presque incidente – le taux de radioactivité qui imprègne cette portion de planète à ce moment-là – pour nous permettre de saisir que le dénuement technique et humain dont on découvre rapidement l’étendue a sans doute à voir avec une catastrophe nucléaire. Bon.
Mais ce n’est pas cela qui l’intéresse. Pas vraiment. Pas seulement. Le véritable centre de son attention, c’est la mise en évidence, minutieuse, de l’étrange compétition qui occupe les cœurs et les esprits dans ce paysage dévasté d’après le cataclysme. Pour trancher leurs différents en effet, ces humains d’au-delà de l’histoire s’en remettent à un étrange jeu de ballon arbitré par une instance souveraine un peu mystérieuse – la Mécanique céleste qui donne son titre à l’album. Défense et illustration du sport, ou le prolongement de la guerre par d’autres moyens. Et c’est parti donc, pour regarder en découdre les communautés de Fortuna, militariste en diable, et de Pan son opposée, plutôt bucolique et plan-plan, la première détenant de toute évidence un avantage compétitif majeur sur la seconde, qui ne peut guère s’en remettre qu’à un joker des plus inattendus : la jeune Aster, aux comportements de jeu absolument imprévisibles – l’agent chaotique parfait, en somme.
Mécanique céleste démontre qu’au-delà des thèmes qu’elle se donne, l’intérêt de la bande dessinée d’aujourd’hui est de savoir donner aux auteurs de l’étoffe de Merwan la place de s’ébattre – ainsi par exemple de Matthieu Bablet et de son Shangri-La, chroniqué dans ces pages il n’y a pas si longtemps. Ici pas loin de 200 planches en l’occurrence, de quoi prendre ses aises pour ce dessinateur du mouvement, manifestement saisi d’un plaisir fou, et nous avec, à mettre en scène en liberté les multiples rebondissements de son jeu de ballon d’après la dévastation.
Évidemment, on pense à Rollerball (Norman Jewison, 1975), pour l’intensité des phases de jeu et l’énergie qui s’y exprime, quoique sur un mode plus ludique et moins violent. Le spectacle est total et la construction scénaristique plutôt convaincante, qui sait habilement explorer les conséquences logiques du futur défait dont elle pose le postulat, jusque dans ses fibres les plus quotidiennes. J’ai juste une petite réserve, mais elle est très subjective : le traitement des couleurs m’a parfois gêné, qui m’a souvent donné le sentiment que toutes les pages avaient été passées au gloss. C’est un moindre mal.
À l’arrivée on adhère, y compris pour des lecteurs aussi peu joueurs que je le suis : entre des anticipations ambitieuses mais qui ne tiennent pas la route (je pense par exemple au décevant Negalyod l’an dernier, qui promettait beaucoup, mais dont le traitement scénaristique décevait en proportion) et la légèreté tonique d’un Merwan, j’opte sans retenue pour la baballe du futur.
Mécanique Céleste, de Merwan (Dargaud, 200 pages, 24,99€)