Umezu superstar

Comme c’était déjà le cas dans son mythique L’École emportée (1972 – 1974 pour la première publication au Japon et éditions Glénat en 2004 pour la version française), l’immense Umezu Kazuo, dont le style expressionniste et la noirceur soigneusement cultivée ont pratiquement fondé les standards du kowaï manga – le manga d’horreur – dans son pays d’origine, a choisi de jeunes enfants comme principaux personnages de Je suis Shingo, considéré comme une œuvre tardive (il commence à paraître dans le périodique Big Comic Spirits à partir de 1982) dans un parcours d’auteur amorcé, il est vrai, au milieu des années 50. Des êtres encore largement immatures, que leur innocence même tend à singulariser, comme si leur très jeune âge en faisait en quelque sorte des personnages à part, en prise avec des dimensions de la réalité qui resteraient inaccessibles aux êtres humains ordinaires, c’est-à-dire adultes.

C’est en tout cas ce troublant sentiment d’altérité, on peut même dire d’étrangeté, qui frappe d’emblée lorsqu’on fait connaissance du jeune Satoru au début de cette histoire, puis un peu plus tard de sa comparse Marine, une enfant mystérieuse et anormalement sérieuse dont le regard profond, habité, semble ouvrir sur les abîmes d’un savoir presque surnaturel. L’un comme l’autre sont fascinés par ce qu’ils découvrent de l’usine où travaille le père de Satoru, terrain de jeu fantastique, au sens propre du terme, où vient de surgir le robot qui est le narrateur de l’histoire. Le caractère déroutant de la « pensée » du robot trouvera très vite un écho dans la conformation tout aussi déroutante du caractère des enfants.

Du coup, c’est bien cette atmosphère de bizarrerie et d’inhumanité radicale qui baigne tout le récit, très au-delà de la banalité rassurante qui serait pourtant censée s’imposer dans le cadre en apparence convenu – l’école, le travail, le foyer de Satoru – qui sert de décor à Je suis Shingo. Les usines et les machines que dessine Umezu paraissent hantées, tandis que bon nombre de ses personnages secondaires (le père et la mère du héros, entre autres) semblent paradoxalement vides et mûs par des impulsions artificielles, comme s’ils étaient eux-mêmes des créatures mécaniques.

Au-delà de l’emprise que sait faire naître le dessin d’Umezu, tout en contrastes abrupts, en compositions d’une intensité vibrante, ce sont bien sûr la maîtrise et la profondeur de ce spectaculaire renversement de perspectives qui signalent le narrateur hors-pair, en même temps que la radicalité saisissante de son monde. Que le créateur de Je suis Shingo, à quatre-vingt ans passés, soit resté une légende dans son pays ne tient évidemment pas du hasard. Dessinateur mais aussi musicien et performer audiovisuel, décalé et provocateur, il a toujours fasciné ses contemporains par l’acuité de son regard et l’originalité de ses choix artistiques.

« Je suis Shingo était le reflet de son époque, celle des premiers ordinateurs familiaux (développements d’Apple/Macintosh, de Comodore, de Microsoft, création d’Adobe et lancement des premières disquettes 3,5” par Sony), du boum des jeux d’arcades de légende (Space Invaders – 1978, Pac Man – 1980, Donkey Kong – 1981) sur console à cartouches de type Atari 2600 et du film Tron de Steven Lisberger (…), note Stéphane Duval, l’éditeur français de Je suis Shingo. Une époque charnière qui apportait avec elle son lot d’interrogations sur l’intelligence artificielle, pas si éloignées finalement de nos interrogations actuelles sur le transhumanisme. »

Le Lézard Noir publie ainsi le tome inaugural d’une série annoncée en six volumes à raison d’un tome tous les six mois environ, qui conforte la puissante singularité de l’imaginaire d’Umezu, aussi impressionnant ici dans une narration d’inspiration fantastique que dans le registre de l’horreur où les publics francophones le connaissaient jusqu’à présent. L’empreinte d’un maître, absolument.

Et je ne résiste pas au plaisir de rapporter une citation placée par Umezu en ouverture du tome 1, aussi étrange que séduisante : « On connaît tous un miracle au moins une fois dans sa vie. Mais personne ne s’en rend compte. »

 

Je suis Shingo volume 1, de Umezu Kazuo (traduction Miyako Slocombe, Le Lézard Noir, 408 pages, 21€)

Et pour finir une image récente d’Umezu himself : je reproduis ici, rapportée de mon récent séjour à Tokyo, la couverture de la revue Taiyô des éditions Heibonsha, “Taiyô no chizuchô”, consacrée à la mythique série “L’École emportée”.

 

Nicolas Finet

Laisser un commentaire