Deux rêveurs de mondes

Est-ce générationnel ? Cela tiendrait-il à la nature du lieu dont ces artistes ont eu à s’inspirer ? À une simple conjonction de calendrier ? Ou bien le Louvre dégage-t-il à ce point un parfum d’étrangeté qu’il conduit la plupart des auteurs de bande dessinée amenés à le mettre en scène – c’est le cahier des charges de la collection, sous la double bannière Futuropolis / Louvre Éditions –, d’où qu’ils viennent, à opter pour un registre à coloration fantastique plus ou moins affirmée ?

Chez les deux dessinateurs qui ces jours-ci signent presque coup sur coup leur hommage au grand musée, et tous les deux en noir et blanc, c’est nettement plus que moins, d’ailleurs. Le premier, le français Stéphane Levallois, accoucheur de monstres et de mondes, virtuose du dessin passé par le cinéma ou les grandes maisons de couture, a le pedigree qu’il faut pour donner sens à ce choix narratif. Jouer la carte SF irait presque de soi quand on a, comme lui, nourri de ses recherches graphiques des cinéastes tels que Steven Spielberg, Wong Kar-Wai ou Ridley Scott.

Année 15018, donc. Tel est le millésime par lequel s’ouvre son Leonard2Vinci. Dans ce très lointain futur, une poignée de ceux qui sont peut-être les derniers hommes ont cloné une réplique du divin Leonard à partir d’une empreinte digitale miraculeusement retrouvée à la surface de l’un des plus fameux tableaux du maître, « Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus ». Enjeu : espérer que le clone, fort de son « génie universel » (mais surtout guerrier), saura aider ces humains de l’ultra-futur à mettre au point une arme capable de vaincre les extraterrestres qui les traquent. L’art comme dernière ligne de défense d’une humanité à bout de ressources ; pas la première histoire où s’esquisse cette idée – mais pas mal, quand même.

Sur cette trame simple et efficace, Stéphane Levallois s’est généreusement lâché. Les extraterrestres qui en veulent à l’humanité sont cornus et monstrueux à souhait – mais c’est surtout dans l’exploration de l’œuvre de Vinci (le Louvre, hormis La Joconde, a la chance de détenir plusieurs pièces majeures, et d’accueillir ces temps-ci la grande expo transversale consacrée au maître) que le dessinateur s’est immergé, jusqu’au vertige. Comme il le raconte lui-même par fragments à la fin du livre, le monde de Vinci, parcouru en tous sens deux années durant et devenu sous son crayon, sa plume et son pinceau une sorte de répertoire de formes infini, s’est donné à lui dans toute sa démesure et son génie, sans limite aucune. Dessins et tableaux, ombres et lumières comme autant d’éléments d’une autre histoire à raconter – et sans le concours du moindre logiciel de retouche, Levallois s’ingéniant par exemple à reconstituer la touche de gaucher de Leonard, lui qui est droitier. Aussi ébouriffant que respectueux, et parcouru de bout en bout par des moments de dessin littéralement habités, des noirs plus que noirs. Tel maître…

 

Du second livre de cette saison qui fasse écho à celui de Stéphane Levallois, très différent mais également très empreint de SF grand teint, je me suis senti étrangement proche. Parce que d’assez longue date je connais son auteur, bien sûr, le Hongkongais Li Chi Tak ; mais aussi parce que le fait que ce livre existe, je le tiens de son (excellent) éditeur, doit sans doute un peu à l’exposition monographique du même Li Chi Tak, première du genre et de cette envergure en France et en Europe, dont j’ai personnellement assuré la conception et le commissariat début 2016, avec la complicité active de mes amis du Hong Kong Art Centre et pour le compte de certain festival du sud-ouest dont on ne parlera pas ici – on se contentera de mépriser, ça ne vaut pas davantage. Contrairement à l’expo Sonny Liew un an plus tard, celle-là au moins, on n’a pas été en mesure de me « l’emprunter » sans m’en créditer la paternité (pour rappel et pour celles/ceux qui n’auraient pas suivi, j’ai évoqué cet épisode il y a quelques mois ici même : https://nicolasfinet.net/apres-coup-sonny-liew-lexpo-quon-ma-empruntee-mais-on-sest-bien-garde-de-vous-en-informer/).

Bref. Fin de la petite parenthèse narcissique.

Il faudra à chacun(e) plusieurs lectures pour rentrer effectivement dans l’histoire de Moon of the moon. Un récit d’accès difficile, et mené sur un ton si délibérément elliptique qu’on peut parfois s’y perdre – en tout cas au début. Mais persister s’avèrera fécond : entre Matrix et Otomo, Li Chi Tak s’ingénie à nous égarer dans les méandres de ce thriller cybernétique, toutes temporalités entremêlées, qui voit deux scientifiques s’efforcer de reconfigurer, pour les sauver et leur offrir une nouvelle chance, une demi-douzaine de cyborgs combattants qu’ils avaient naguère cyniquement conçus au service d’un dictateur nommé, tiens donc, Kurtz.

Mais, vieux thème dickien, peut-on vraiment faire le don de l’humanité à des machines, si abouties soient-elles – et d’ailleurs qui dit que ces répliquant(e)s en auraient quelque chose à faire ? Aux scènes d’action pure s’entremêlent des séquences d’une grande étrangeté (j’ai parfois songé à Charles Burns, pour l’aptitude à secréter graphiquement, tout en subtile retenue, une sorte de gêne rampante), les unes comme les autres permettant à Li Chi Tak, d’une aisance confondante, de démontrer (aux Européens, les Hongkongais étant au courant depuis très longtemps) à quel point il est un grand dessinateur. L’une de mes planches préférées, page 76 du livre, est en réalité une illustration pleine page, où, comme avec le personnage de Kurtz cité plus haut, Li fait en quelque sorte la somme de ses admirations comme de ses inspirations : Bowie (celui de Low), l’Égypte antique, le 11 septembre 2001, Led Zeppelin, Jurassic Park, Hokusai, le Macintosh, Lucy, le Vietnam, Kubrick, et tant d’autres.

Le fin mot de l’histoire en reviendra à l’art (et au Louvre, c’est bien le moins), qui permettra à l’un(e) des cyborgs ainsi « réhumanisé(e)s », la virginale Mary (je ne peux pas évidemment pas croire que le choix de ce prénom soit simplement l’effet du hasard), d’entrevoir ce que pourrait être, toute désespérance mise de côté, un avenir enluminé par la création et la beauté. CQFD.

 

Leonard2Vinci, de Stéphane Levallois (Futuropolis / Louvre Éditions, 96 pages, 20€)

Moon of the Moon, de Li Chi Tak (traduit du chinois par Nicolas Henry et Si Mo, Futuropolis / Louvre Éditions, 128 pages, 18€)

Nicolas Finet

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