En mémoire des “femmes de réconfort”

Mauvaises herbes, de l’excellente Keum-suk Gendry-Kim, que je connais de longue date, vient à juste titre de décrocher une mention spéciale du jury dans le cadre du récent Prix Bulles d’Humanité, décerné en septembre par le quotidien du même nom. Bravo à elle et à son travail (éditions Delcourt), qui retrace l’odyssée douloureuse de Lee Ok-sun, vendue à l’âge de 16 ans comme esclave sexuelle à l’armée japonaise, en 1943.

Le sort de celles qu’on a appelées les « femmes de réconfort » me donne l’occasion de rappeler que j’ai été il y a une douzaine d’années, bien avant tout le monde (et probablement même un peu trop tôt, à une époque où on avait encore un peu de mal, en Occident en général, à savoir placer correctement la Corée sur une carte du monde), le premier éditeur français à publier un travail en bande dessinée sur les ianfu, les femmes de réconfort. Ce travail était un livre de l’autrice coréenne Jung Kyung-ah et, à mon instigation, avait été publié en co-édition par Au Diable Vauvert et 6 Pieds sous terre (merci Marion Mazauric et Jean-Christophe Lopez). Il s’intitulait simplement Femmes de réconfort – Esclaves sexuelles de l’armée japonaise.

Je profite de l’actualité que nous offre le succès mérité du livre de Keum-suk Gendry-Kim pour republier ci-après l’entretien que j’avais réalisé à Séoul en 2007 avec Jung Kyung-ah sur le thème des ianfu, en amont de la parution du livre ; un entretien très inspirant qui, diffusé auprès des médias, faisait office de préface à la traduction de son livre en langue française.

 

Dans quelles circonstances avez-vous décidé de réaliser ce livre ?

Jung Kyung-ah : La question des esclaves sexuelles de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale est une histoire que nous connaissons depuis de nombreuses années ici en Corée. Il y a eu de longue date des manifestations, des mouvements de protestation… Ce qui m’a déterminée à travailler sur ce sujet, c’est un double événement : d’une part le déclenchement de la guerre en Irak en 2003, et d’autre part la naissance de ma fille, en 2002. Ces deux événements m’ont donné envie de réfléchir sur la condition des femmes dans la guerre, sur les conséquences horribles des conflits armés sur les populations féminines. Avec un tel thème, mettre en lumière l’histoire tragique des femmes raflées par les Japonais voilà un demi-siècle allait presque de soi.

L’album fait se succéder plusieurs séquences et personnages distincts, et ce qui frappe d’emblée, c’est que vous mettez en scène, dès le premier chapitre, non pas une femme coréenne comme on pourrait s’y atttendre, mais une Hollandaise, raflée elle aussi par les Japonais…

Jung Kyung-ah : Oui, c’est un personnage réel, elle a été capturée par l’armée japonaise en Indonésie (qui étaient alors une colonie des Pays-Bas, ndlr) et a subi le même sort que toutes les autres esclaves sexuelles. Elle est toujours vivante aujourd’hui et a écrit de nombreuses lettres sur son expérience, qui ont tardivement été rassemblées et publiées sous la forme d’un livre, suivi d’un film documentaire, 50 Years of Silence. C’est l’une des sources qui m’a servi pour mon travail. C’était une manière pour moi de montrer que les femmes coréennes n’étaient pas les seules concernées par cette pratique, même si elles étaient probablement les plus nombreuses. Toutes les femmes qui se sont ainsi trouvées sur la route de l’armée japonaise ont été traitées de la même manière, les Chinoises, les Coréennes, les Occidentales… La nationalité ne comptait pas.

Ce personnage de femme hollandaise, Jan, s’insurge contre l’utilisation du terme qu’on utilise en général pour désigner ces femmes : les ianfu, c’est-à-dire les « femmes de réconfort »…

Jung Kyung-ah : Oui, Jan déteste ce terme, car selon elle il induit un sentiment positif, le « réconfort », qui tend à faire oublier le statut de victime de ces femmes. Il ne faut pas oublier que pratiquement toutes ces femmes ont été violées, battues. Elles étaient, littéralement, les esclaves sexuelles des soldats japonais. De ce point de vue, Jan considère, et je suis d’accord avec elle, que le terme ianfu est par trop politiquement correct…

Dans un autre des chapitres de l’album, vous mettez en scène un autre personnage qui a existé lui aussi, Japonais celui-là : Aso, un médecin militaire…

Jung Kyung-ah : Oui, Aso est un personnage historique, relativement neutre car il ne s’implique pas dans la question de ces femmes-esclaves. Il se contente de jouer son rôle, qui est d’examiner ces femmes d’un point de vue sanitaire, en tant que médecin, et de faire en sorte, autant que possible, qu’elles demeurent en bonne santé. Aso est un personnage historiquement intéressant, car il a « suivi », si l’on peut dire, la question de ces femmes sur une très longue durée. D’abord à Shanghai, en Chine, à partir de 1938 – et on constate à l’époque, alors que la Seconde Guerre mondiale n’est pas encore commencée, que déjà des Coréennes et même des Japonaises sont raflées pour les besoins de l’armée impériale en opérations sur le territoire chinois –, ensuite en Mandchourie et enfin, vers la fin de la guerre, dans le secteur du Pacifique beaucoup plus au sud, où le Japon entretenait ses plus grandes bases militaires. Par l’entremise de son témoignage, je peux plus facilement décrire l’ensemble du système, et montrer de quelle manière il a été conçu.

Oui, et c’est d’ailleurs passionnant car vous établissez de quelle manière un phénomène plutôt informel à ses débuts finit par être récupéré, centralisé et organisé de façon « rationnelle » par l’institution militaire…

Jung Kyung-ah : C’est exactement cela, en effet. A l’origine, au début des années 30, le système repose, en territoires occupés par l’armée, sur des restaurants et des bordels qui mettent des femmes à la disposition des soldats, hors du contrôle de l’armée. Mais il y a beaucoup de maladies vénériennes, cela perturbe le fonctionnement militaire. Alors, peu à peu, l’institution s’en mêle, d’abord localement en Mandchourie, et puis ensuite de façon généralisée à partir de 1937. La question des maladies vénériennes était d’ailleurs l’un des prétextes utilisés pour légitimer cette pratique esclavagiste, pendant et après la guerre. Autant que possible, les femmes raflées devaient être vierges, afin de ne pas communiquer de maladies aux soldats.

Votre travail a d’autant plus fait parler de lui que la pratique du viol, en Corée aujourd’hui, n’est pas toujours réprouvée avec beaucoup d’ardeur…

Jung Kyung-ah : La Corée est classée au deuxième rang mondial pour les violences sexuelles. Un viol, lorsqu’il survient chez nous, doit être établi par plusieurs preuves convergentes ; et même ainsi, n’est pas toujours puni très fermement. Alors, oui, faire ce travail, c’était pour moi, indirectement une façon d’inciter les hommes coréens, toujours très prompts à s’indigner du comportement des soldats japonais durant la guerre, à s’interroger sur leurs propres carences. Une manière aussi de s’interroger sur le fait que les femmes demeurent encore et toujours des victimes de la violence masculine.

Pensez-vous que des excuses japonaises pour le sort fait à ces milliers de femmes-esclaves puissent survenir ?

Jung Kyung-ah : Jusqu’à présent, le gouvernement japonais ne s’est jamais excusé pour cela explicitement, malgré les manifestations et les pressions depuis une dizaine d’années, non seulement en Corée mais également en Occident – aux Etats-Unis, au Canada, en Australie par exemple, où des actions légales sont même entreprises par certains parlementaires pour inscrire cette question sur l’agenda politique. Néanmoins, je pense que des excuses japonaises officielles sont raisonnablement envisageables, oui. Cela arrivera certainement.

Propos recueillis à Séoul, mars 2007

Nicolas Finet

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