Mon coup de cœur du mois est une bande dessinée… dans laquelle je n’aurais jamais imaginé embarquer avec autant de plaisir. Moi, me réjouir pour une histoire pleine d’huile de moteur, de carburateurs en folie et de gladiateurs du bitume – enfin, quand il y a du bitume… ? Eh oui, mon pote, et plutôt deux fois qu’une ! Ça s’appelle Streamliner et on explore ça ci-dessous, en vidéo et en texte, avec la complicité de son auteur ‘Fane. Non mais attends, tu veux dire, le ‘Fane du Joe Bar Team ?! Ben oui, celui-là. Accrochez-vous, ça va vite.
LCDL – BD – L’INTERVIEW DE FANE, AUTEUR DE STREAMLINER, ED. RUE DE SEVRES from MEDIASHAKE on Vimeo.
Un bon auteur, qu’est-ce que c’est, au juste ? Je ne sais pas pour vous, mais pour ce qui me concerne, j’ai plusieurs fois testé un critère qui fonctionne assez bien : savoir me capter sur des sujets ou des univers dont j’aurais pourtant juré qu’ils se situaient au dernier rang de mes centres d’intérêt potentiels. Avant Polina de Bastien Vivès, je ne savais sincèrement pas être en mesure de m’intéresser au monde de la danse, même à titre de curiosité minimale. C’est un peu la même chose, toutes proportions gardées, avec Streamliner. Si on m’avait dit un jour qu’une histoire de hot rods, truffée d’huile de vidange, de moteurs gonflés et de carburateurs en folie, aurait eu la faculté de m’enthousiasmer à ce point…
Streamliner, donc. Historiquement, l’idée de streamline n’est pas tellement spécifique à l’univers automobile. C’est plutôt une affaire d’architecture, voire de design. Le style streamline, hérité de l’univers Arts Déco, c’est ce qu’en français on a appelé, peut-être pas très adroitement, le « style paquebot ». Des formes lisses, dépouillées, élancés, essentiellement traitées sur un mode horizontal évocateur de vitesse et d’élan. De là à transposer cette esthétique dans le registre mécanique et rugissant qu’affectionne depuis toujours ‘Fane (par ailleurs auteur du bréviaire absolu des motards de quasiment toutes obédiences, le cultissime Joe Bar Team)… nous y voilà.
L’histoire a pour cadre l’Amérique du début des années soixante. Dans leur station service perdue au cœur d’un vaste désert, Cristal et son père Evel O’Neil, qui fut naguère une star des compétitions automobiles vintage, se pensent préservés du monde et de ses contrariétés. Jusqu’à l’arrivée inopinée de Billy Joe, un baroudeur surgi de nulle part mais guidé par un projet très précis : profiter de l’isolement de la station pour y ressusciter l’espace de quelques jours l’esprit streamliner, ces courses automobiles extrêmes, sans règles ou presque, qui ont fait la gloire des bolides et des pilotes d’antan.
Autrement dit organiser ici même le run du siècle, une course fabuleuse dont tous les fans de vitesse se reparleront des années durant. The greatest run ever. Evidemment, l’idée initiale va vite déraper, c’est le cas de le dire, à mesure que se grefferont à l’entreprise des concurrents inattendus – un gang de filles à moto, un tueur psychopathe en cavale, des fondus de la route plus ou moins réglos –, sans oublier des fédéraux dévoyés du secret service, des publicitaires à l’affût d’un coup juteux et des équipes de télévision prêtes au pire pour dénicher un scoop…
Au fil de ma lecture, je n’ai pensé qu’à de bonnes choses. Soit en vrac et entre autres Ballard et son Crash, Denis Sire (lui aussi interprète inspiré des folies automobiles vintage et au travail ces temps-ci sur une évocation en bande dessinée d’une autre icône tellement évocatrice des noces du sexe et du bitume, Jayne Mansfield), Raymond Loewy ou la vidéo de Gimme Your Lovin’ (ZZ Top, 1983), les uns et les autres pêle-mêle pour l’audace des lignes, la radicalité assumée de l’interprétation et l’humour aussi, jamais invasif mais toujours sous-jacent, parce que s’il fallait en plus qu’on se prenne au sérieux…
L’une des bonnes idées du travail de ‘Fane, c’est également d’avoir instillé au passage un peu d’uchronie dans une trame scénaristique relativement linéaire, un peu comme l’avait fait à sa manière Ted Benoit dans Berceuse électrique, en portraiturant une Amérique fifties fantasmatique en forme d’hyperbole West Coast. De la même manière, si l’Amérique dépeinte au fil de Streamliner est évidemment une construction archétypale, un symbole, ce n’est pas pour autant exactement l’Amérique que nous connaissons. En dépit des millésimes affichés (1973 pour l’entrée en matière, puis un flash-back antérieur d’une dizaine d’années pour l’essentiel de l’intrigue déployée par la suite), le contexte historique qui sert d’arrière-plan au récit ne suit pas tout à fait à la lettre les séquences de nos manuels d’Histoire ; et la géographie elle-même est discrètement gauchie (ainsi du « désert continental » où se déroule l’essentiel de l’action, dont on subodore, vu les particularités du climat, qu’il pourrait se déployer quelque part entre l’Utah et les confins du Nevada), pour évoquer une Amérique des grands espaces encore plus sauvage et étourdissante qu’elle ne l’est déjà à nos yeux.
Et puis, par-dessus tout, et c’est évidemment ce qui, au bout du compte, emportera la décision même des plus rétifs aux fantasmagories mécaniques, il y a la jubilation du récit, partout palpable. Le goût réitéré un chapitre après l’autre d’une narration en liberté (on n’ose pas dire en roue libre et les cheveux au vent, mais c’est l’idée), qui pour prendre ses aises – quelque 150 planches pour ce premier volume, et à peu près autant annoncées pour le second, déjà quasiment terminé et dont la parution est annoncée en septembre – n’en veille pas moins à rester rigoureuse et « tenue » ; on est chez les professionnels ou on ne l’est pas ? Bref, s’abandonner au plaisir de Streamliner est si contagieux qu’on en redemande. Comme disait quelqu’un, ce n’est qu’une course après tout, oh oui, but I like it.
Passe à ton voisin et keep on truckin’, buddy.
Streamliner 1. Bye-Bye Lisa Dora, de ‘Fane (Rue de Sèvres, 160 pages, 22,50€)