Asadora !, ou comment Urasawa est grand. Bien des auteurs japonais de manga méritent d’une manière ou d’une autre le succès qu’ils rencontrent à l’échelle internationale. Mais de tous ceux dont les productions sont aujourd’hui consacrées par un large public dans de nombreux pays, Naoki Urasawa est assurément l’un des plus talentueux. On le sait dans le monde francophone depuis au moins deux décennies, avec des titres majeurs aussi remarquables que Monster (18 volumes traduits chez Kana à compter de 2001) ou 20th Century Boys (22 épisodes traduits à partir de l’année suivante chez Panini). Le maître japonais le démontre à nouveau haut la main avec sa nouvelle série Asadora !, lancée en français début 2020 et toujours en cours de publication au Japon.
L’histoire d’Asadora ! commence à Nagoya en 1959, alors qu’un méchant typhon comme l’archipel japonais en connaît tant menace. Ce n’est pourtant pas, paradoxalement, le principal souci de la petite Asadora – « matin » en japonais, mais tout le monde l’appelle Asa –, une fillette que l’auteur pose d’emblée à l’avant-scène de son récit. Ce qui l’inquiète et la fait courir le long de la digue du port, c’est de parvenir à prévenir à temps le gynécologue ; un bébé est en train d’arriver à la maison (le onzième enfant de cette famille nombreuse) et sa mère va avoir besoin d’aide.
Pourtant, rien ne va se passer comme Asa l’avait espéré. Après avoir entendu résonner, au fil de sa course, des pleurs un peu étranges proférés par une voix lointaine et triste, son chemin va croiser celui de Kasuga, un kidnappeur malgré lui. Un cas, ce Kasuga. La loose intégrale. Veuf plus tout jeune, malchanceux au jeu, viré de tous ses boulots – tous merdiques de toute façon. Lui qui, après avoir été un aviateur d’exception pendant la guerre – enfin, c’est ce qu’il prétend –, ne rêve que de recommencer à voler. Il ne lui manque que sa licence de pilote…
Des suites du typhon, dont l’onde de tempête anéantit en une seule nuit une bonne partie de la ville, et de leur rencontre improbable – la fillette indépendante au caractère très affirmé versus l’ex-pilote cabossé par la vie – va naître un attelage déroutant et inattendu, conforté et nourri par toute une série de seconds rôles attachants : une restauratrice revêche, Kinuyo, un garçon qui s’entraîne pour le marathon dans la perspectives des futurs J.O. de 1964 à Tokyo, Shôta, un patron qui suinte la combine à plein nez et quelques autres, tous campés avec une exceptionnelle finesse d’observation.
Car au fond, ce que racontent les premiers tomes de ce nouveau feuilleton n’est pas le plus important. Ce qui importe, c’est comment Urasawa choisit de le raconter. Et là, rien à dire : c’est bluffant. Je ne connais pas beaucoup d’autres auteurs de bande dessinée qui savent en seulement quelques pages exposer puis faire exister des personnages, dans toute leur profondeur et leur densité, avec une telle efficacité et une telle économie de moyens. Ce n’est jamais grandiloquent, toujours juste. Question de composition, de science de la mise en scène, de finesse des dialogues.
S’y ajoute, et ça ne compte certainement pas pour rien dans le style et la « patte » Urasawa, un goût prononcé pour les ambiances et les détails qui font sens : un vieux poste de radio, un triporteur absolument vintage, une chanson en forme de rengaine intitulée « Because I Love You »… On sent qu’Urasawa – lui-même né en 1960, autrement dit pratiquement à l’époque qu’il décrit – a absolument voulu transcrire, avec le plus de véracité possible, des éléments de son propre passé, alors que le Japon était encore engagé dans une laborieuse reconstruction. À ce souci de crédibilité répond par ailleurs, exactement comme dans Monster ou 20th Century Boys, un soupçon de fantastique, suggéré en filigrane par les pleurs mystérieux entendus par Asa et Kasuga au début de l’histoire. Et on sait d’emblée, grâce au prologue du tome 1, qui se déroule aujourd’hui, plus de soixante ans après l’épisode du typhon, que cette composante du récit sera amenée à se déployer par la suite, au fil du temps et des volumes ultérieurs de la série.
Pas de doute, Naoki Urasawa est bien un narrateur hors pair, un atout décisif lorsqu’on opère dans un genre où la science de la narration prime tant. Il livre avec Asadora ! un page turner vraiment addictif, d’une maîtrise et d’une qualité remarquables. Une info pour finir : le prénom de l’héroïne, qui donne son titre à la série, fait référence à une célèbre série de dramas diffusés sans interruption depuis plus d’un demi-siècle (1961) sur la chaine de télévision NHK. Trois volumes d’Asadora ! en français ont paru en 2020 depuis la publication du tome 1 fin janvier dernier. Le tome 4, déjà disponible au Japon, est annoncé en version française pour le mois de mars 2021.
Asadora !, de Naoki Urasawa, traduit du japonais par Thibaud Desbief (Kana, collection Big Kana, 202 pages, 7,45€ le volume)