Les Chroniques du DicoManga : SF nippone

C’est un huis-clos de quelques heures seulement, mais pour le jeune homme qui en est le narrateur, ces quelques heures vont devenir le pivot de toute son existence. En 1967, dans le sud du Japon, alors que partout l’ordre du monde tremble sur ses bases, ce jeune étudiant prend un ferry de nuit pour rentrer chez lui, sur l’île de Kyushu. Un peu perdu dans l’existence, et pas très heureux en amour, le jeune homme se réfugie dans ses lectures – en l’occurrence les grands romans américains de science-fiction qui, à l’époque, sont en train de se répandre partout dans le monde développé. Il ne sait pas encore que la nuit qu’il s’apprête à vivre dépassera tout ce qu’il a approché dans les romans pourtant ébouriffants qui font son ordinaire.

Car une jeune fille, solitaire, étrange, lumineuse, s’est glissée dans la population hétéroclite et un peu fracassée des voyageurs du ferry. Immédiatement ou presque, elle se rapproche du jeune homme, parce qu’il lui rappelle un amour passé – et parce que leur connivence affichée est aussi une manière, pour elle, de tenir à distance le désir des autres hommes. Tous deux entament une conversation qui durera presque toute la traversée.

L’étudiant est plus que séduit ; il est saisi, envoûté, tant par la beauté d’Emanon (c’est le nom qu’elle lui lâche, mais on comprendra bien vite qu’il ne correspond probablement à aucune vérité, puisqu’il n’est rien d’autre que le palindrome de « no name ») que par ce qu’elle lui raconte. Avec une candeur qui n’est pas pour rien dans son charme, la jeune femme explique qu’elle est dépositaire d’une mémoire de trois milliards d’années. Autrement dit les souvenirs cumulés de toutes les créatures qui ont peuplé la Terre depuis l’éclosion de la vie. Cela fait-il d’elle une créature presque divine ? Ou au contraire l’héritière d’une malédiction, tant le poids des âges est un fardeau insoutenable ? Et l’énigme qu’elle incarne correspondrait-elle à un dessein, plus grand que sa simple existence ?

Du format d’une nouvelle, l’histoire que raconte Kenji Tsuruta surprend par sa dimension contemplative – plutôt à rebours de ce qui se pratique communément en manga. Il ne se passe presque rien au fil de ces quelque 170 pages parfois presque évanescentes, hormis bien sûr la conversation des deux jeunes gens, qui fournit la matière même du mystère d’Eramon. Sans que l’on s’ennuie une seconde, le dessin à la fois précis et léger de Kenji Tsuruta participe bien sûr de cette singularité, régulièrement relancée par des images proposées en pleines pages ou même en doubles pages. C’est par ailleurs l’occasion de découvrir, par bande dessinée interposée, l’une des thématiques de la SF made in Japan : le genre est très répandu dans l’archipel, et de longue date, mais les auteurs japonais demeurent assez largement méconnus au-delà des frontières du pays. Ici, en l’espèce, une œuvre du romancier Shinji Kajio. Pas bouleversifiant ni dans le sujet ni dans la manière, mais néanmoins d’assez bonne facture. Bon boulot.

Souvenirs d’Emanon, de Kenji Tsuruta d’après Shinji Kajio (éditions Ki-Oon, collection Latitudes, 180 pages, 15€)

 

Nicolas Finet

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