Quand Ginger encaisse

Les tortionnaires aiment-ils leurs enfants ? Peut-on commettre des horreurs et avoir le goût d’un jardin bien tenu ? Rentrer prendre une camomille après avoir massacré des innocents ? Jouer avec son chien en sortant de la conférence de Wannsee ? Les réponses à ces interrogations sont connues ; les formuler, ce n’est au fond rien d’autre qu’exprimer – sans aucune illusion sur ce que l’on pourra bien en conclure – un questionnement consubstantiel à toute réflexion sur l’espèce humaine. Irrécupérable quoi qu’il en soit. Je m’en faisais la remarque tout récemment après avoir visionné le documentaire de Jonathan Littell Wrong Elements sur les ex-enfants soldats de la LRA (Lord’s Resistance Army, ou Armée de résistance du Seigneur) en Ouganda, qui suit les parcours de vie de quatre d’entre eux, victimes de hasard devenues tueurs de masse avant d’être finalement rendus à la « vie civile ». Et peu de temps après, exactement sur le même mode, en lisant La Louve de Lorenzo Palloni.

La Louve s’appelle Ginger. Son nom de scène, si on veut. Ginger encaisse pour le compte du docteur Sannicola. Ou plutôt : anticipe les encaissements – en numéraire uniquement – en rappelant à leurs obligations les obligés de ce docteur qu’on ne verra jamais, le plus souvent à coup de gants lestés de plomb, de bidons de liquide inflammable ou de tous autres objets contondants capables de convaincre les retardataires de régler leurs dettes. Passer à la caisse pour ne pas trépasser. Intérêts compris, cela va sans dire.

Si le personnage est intéressant, ce n’est pas tant par ses agissements (les encaisseurs de la pègre sont légion dans le monde du polar) que par son profil, pas si courant : elle est une femme, et séduisante qui plus est. Mais c’est aussi et surtout parce que La Louve, tout en conduisant au jour le jour – quoiqu’assez souvent la nuit, aussi – ses répréhensibles activités, s’efforce de mener de front une vie de famille « normale », avec mari aimant (trop autocentré et absorbé par ses propres activités pour soupçonner de quoi il retourne) et enfants à bichonner. Bref, Ginger possède bien deux faces, parfaitement distinctes et cloisonnées l’une de l’autre, et sans qu’aucune ne prenne le pas pour de bon sur l’ordonnancement de sa vie. Enfin, jusqu’à un certain point.

Dès lors, ce qui importe dans cette biographie inattendue n’est pas au fond de conjecturer sur la vraisemblance du schéma (on a rappelé ci-dessus à quel point il est hélas si banalement humain), mais plutôt d’examiner la question du comment. Comment Ginger s’y prend-elle pour préserver l’étanchéité de ses deux vies ? Pour supporter de rentrer retrouver son enfant après avoir vu pleurer celui du pauvre type qu’elle vient de passer à tabac ? Pour préserver en elle-même un capital d’empathie envers son mari malade ? Bref pour encaisser comme il le faut, dans tous les sens du terme – et tenir à distance la pitié, cet ennemi mortel ?

Servi par un format long (près de 180 planches) qui lui donne le temps d’installer ses personnages, Lorenzo Palloni excelle à cet exercice de compte-rendu clinique et brutal, à travers un récit tendu organisé en chapitres courts, dégraissé de tous dialogues superflus, allégé de tout pathos. La répétition obstinée des formes (des planches carrées organisées en gaufriers de neuf cases exactement, exception faite de l’image de chute, traitée pleine page) participe de la séduction paradoxale de cette histoire dure, au plus près du réel. Et la voix de la Louve, bien sûr, s’avèrera aussi désespérante que les existences de ses victimes. Qui perd perd, absolument.

 

La Louve, de Lorenzo Palloni avec Luca Lenci (couleurs) (Sarbacane, 186 pages, 22€)

Nicolas Finet

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