Pour être un peu familier de l’un des éminents éditeurs de Dupuis (il se reconnaitra), je sais, sans qu’il me l’ait jamais explicitement raconté, ce qu’est le mètre étalon de son bonheur en bande dessinée : les grands récits à la fois populaires et ambitieux qu’on savait concocter naguère là-bas, du côté de Marcinelle, Belgique. Et on ne m’étonnerait pas en me disant qu’une bonne partie de ce qu’il publie aujourd’hui – disons d’Emile Bravo à Cyril Pedrosa, pour ne citer que deux des productions les plus récentes de la maison Dupuis – n’est rien d’autre qu’une tentative obstinée, un livre après l’autre, de renouer avec l’inspiration de ce lointain âge d’or. Réjouissons-nous, par conséquent, de pouvoir partager la bonne nouvelle : avec Le dernier Atlas, production foisonnante et toute récente labellisée Aire Libre, l’objectif est atteint. Haut la main.
Quatre auteurs se sont immergés dans ce projet collectif : Hervé Tanquerelle au dessin, le duo Fabien Vehlmann / Gwen de Bonneval pour le scénario et Fred Blanchard pour le design – les Japonais diraient le mecha-design. Car, lointain parallèle avec les univers à la Gundam, il y a des robots géants dans cette histoire. Ce sont même eux – la série des « Atlas » – qui donnent leur titre à l’album. Dans le monde subtilement uchronique de la série (trois volumes sont annoncés), les grands robots Atlas ont été un instrument industriel décisif de la puissance de la France gaulliste, dans les années soixante, avant qu’une série d’accidents graves révélateurs d’une ingénierie défaillante ne mette un terme définitif à ce rêve technologique inachevé. Le travail du designer Blanchard, qui explique avoir passé sa jeunesse dans des hangars au contact d’hélicoptères désossés, a consisté à concevoir ces géants, à leur donner non seulement une substance, mais surtout une crédibilité technique. C’est très réussi.
Comme l’est également le travail de toute cette équipe d’auteurs expérimentés, dont on sent partout, au fil des quelque deux cent vingt planches de ce premier volume, à quel point ils se sont donnés sans retenue. C’est Vehlmann qui souligne, dans le dossier de presse qui accompagnait la publication du tome 1, que Le dernier Atlas leur apparaissait à tous comme l’œuvre de la maturité – et je crois qu’il est dans le vrai. Il y a de véritables personnages, des rebondissements, des bifurcations, du suspense, des coups de théâtre, des conjonctions de temporalités, une dose de fantastique et en filigrane quelques thèmes directement issus de notre géopolitique chahutée ou de nos inquiétudes environnementales, sans que jamais on ne s’égare dans le réseau serré de cette narration touffue. Frédéric Potet, dans son compte-rendu du Monde, n’a pas tort lorsqu’il suggère que l’esprit des séries télé souffle sur Le Dernier Atlas. Et c’est évidemment un compliment.
À cette exigence de clarté constamment perceptible vient s’ajouter la très grande lisibilité du travail graphique. Les choix de dessin d’Hervé Tanquerelle s’inscrivent, dans un registre plutôt réaliste, entre Golo (celui de Mendiants et orgueilleux adapté d’Albert Cossery) et le Rochette du premier Transperceneige. Une touche assez épaisse, assez appuyée, dont on comprend instinctivement qu’elle n’est pas dans la recherche de l’élégance, mais dans le souci de l’efficacité. Mission 100% accomplie. Le dernier Atlas est assurément l’une des belles réussites de 2019.
Le dernier Atlas, tome 1, de Vehlmann, de Bonneval, Tanquerelle et Blanchard (Dupuis, collection Aire Libre, 232 pages, 24,95€)