Cher Sonny

Surdoué de la scène de la bande dessinée de Singapour, Sonny Liew signe le plus brillant roman graphique qui nous soit venu d’Asie ces dix dernières années.

 

Avouons-le, le superlatif tend aisément à la surabondance dans les commentaires publics de l’actualité des publications venues d’Asie. Pour ne rien dire de la lassitude qu’il provoque probablement chez le lecteur moyen des commentaires en question.

Ne partez pas tout de suite, pourtant. Car, paradoxe, le livre dont on vous entretient ici fait justement partie du tout petit nombre d’ouvrages majeurs qui sont vraiment à inscrire d’emblée au catalogue de ce que l’Asie orientale, toutes cultures et tous pays confondus, a produit de meilleur au fil des dernières décennies. À la fois une œuvre clé de l’histoire de la bande dessinée de son pays d’origine, Singapour, et, au-delà, un repère essentiel dans le paysage des productions asiatiques.

Ce titre exceptionnel, intitulé en V.O. The Art of Charlie Chan Hock Chye, paraît ces jours-ci chez Urban Graphic sous le titre français Charlie Chan Hock Chye – Une vie dessinée. Publié à Singapour fin 2015, il a décroché d’emblée le millésime 2016 du Singapore Literature Prize for English Fiction – soit l’équivalent local d’un prix Goncourt, qui plus est attribué pour la toute première fois à une bande dessinée –, confortant ainsi un accueil public lui aussi exceptionnel puisque l’album s’est déjà écoulé localement à plus de dix mille exemplaires, score de ventes rarissime et très élevé dans ce petit État d’à peine plus de 5 millions d’habitants.

Une récompense qui consacre aussi le talent de son auteur : Sonny Liew, 42 ans, né en Malaisie voisine et auteur de bande dessinée professionnellement actif depuis une petite vingtaine d’années, d’abord sur la scène locale et désormais internationale puisqu’il est aujourd’hui l’un des contributeurs du catalogue DC Comics (la série Doctor Fate) après avoir aussi ponctuellement signé chez Marvel. On a pu croiser çà et là, en français, quelques aperçus de son travail chez Paquet (Malinky Robot en 2009, Au pays des merveilles en 2010) ou plus récemment chez Urban China (Shadow Hero sur un scénario de Gene Luen Yang) – mais, même si ces autres titres sont assurément respectables, rien de commun avec l’envergure et l’ambition de Charlie Chan Hock Chye, à ce jour son maître-livre.

 

Le titre de l’album renvoie au patronyme de son principal personnage : Charlie Chan Hock Chye, à la fois narrateur et objet principal de l’ensemble du livre. Chan – 72 ans lorsque l’album commence, en 2010 – est venu au monde en 1938, l’année de naissance de Superman ; et il est tout simplement, ainsi qu’il le déclare lui-même sans détour au début de l’histoire, le plus grand auteur de bande dessinée de Singapour. Il faudra à Sonny Liew huit chapitres encadrés d’un prologue et d’un épilogue, soit un peu plus de 300 pages au total, pour embrasser d’un seul élan à la fois l’existence et l’œuvre du bonhomme – d’où le titre de l’album en anglais, « L’art de Charlie Chan… », discret clin d’œil aux livres-sommes souvent hagiographiques qu’il est d’usage, dans le monde anglo-saxon, de consacrer aux artistes de premier plan pour célébrer rétrospectivement leur parcours. Le récit d’une vie.

Sauf que ce projet biographique, qui présente pourtant toutes les apparences du sérieux, est d’emblée truqué de A à Z. Non seulement Charlie Chan Hock Chye n’existe pas, mais en outre ce dessinateur fictif, quoiqu’assez prolifique et non dépourvu de talent, s’avèrera au bout du compte, au fil du portrait qu’en dresse Sonny Liew, non pas l’auteur célébré qu’il aurait rêvé d’être, mais en réalité un dessinateur obscur et très peu publié, cantonné toute sa vie durant, bien malgré lui, à un anonymat tenace. Parcourir les moindres détails personnels et professionnels de cette vraie-fausse biographie comme de cette vraie-fausse consécration publique permet en revanche à Sonny Liew, au prétexte de retracer l’essor de la bande dessinée dans cette région du monde, de chroniquer l’histoire politique et sociale de son pays, Singapour. Et ce faisant d’en offrir une lecture à la fois argumentée et critique qui est évidemment, le lecteur s’en rend compte peu à peu au fil de la lecture, le propos central du livre. Son motif essentiel, enchâssé dans une multiplicité de niveaux de lecture tous indispensables les uns aux autres.

 

C’est cette composition virtuose, bien sûr, qui fait toute la sophistication et, partant, l’intérêt majeur du livre. Loin de n’être qu’une « simple » allégorie politico-sociale usant d’une évocation de la bande dessinée locale pour commenter les vicissitudes de l’Histoire récente de Singapour, de ses institutions et de ses dirigeants, Charlie Chan Hock Chye enchevêtre à dessein fausses pistes, portraits, allégories et narrations emboîtées pour élaborer une œuvre complexe, foisonnante et passionnante, qui est à la fois une chronique politique, une médiation parfois désabusée sur la création et une déclaration d’amour éperdu à la bande dessinée.

Reprenons. La manière et le style, d’abord. Organisé chronologiquement de l’immédiat après-guerre jusqu’à aujourd’hui, le récit s’adosse au parcours en apparence anodin du jeune Charlie Chan Hock Chye, fils de commerçants modestes, si passionné par sa rencontre avec les mangas et les comics – d’Osamu Tezuka à Wallace Wood – qu’il décide très tôt d’en créer lui-même. L’occasion d’assister à l’éclosion puis à l’essor d’une vocation artistique précoce, et d’en suivre les transformations successives au gré des influences et des lectures.

C’est le premier atout maitre de Sonny Liew. Convoquant non seulement les planches de l’artiste, mais aussi ses recherches, croquis, illustrations, portraits et même les peintures qu’il se met rapidement à consacrer à ses proches comme à ses personnages, il sait à merveille faire fluctuer les modes de traitement graphique censés refléter la maîtrise grandissante de Chan, poussant la minutie et le souci du détail crédible jusqu’à reproduire les effets de vieillissement des vieux papiers et les anciennes traces de ruban adhésif que le dessinateur aurait utilisé ici et là dans ses carnets. Ainsi croisera-t-on, au fil de l’histoire, l’empreinte des maîtres qui, à l’instar de Carl Barks ou du Pogo de Walt Kelly, des grandes sagas anglaises de SF réaliste des années 50 et 60 comme Dan Dare ou Jeff Hawke ou plus tard des stars des comics américains, de Frank Miller à Daniel Clowes, ont influencé Chan au cours de sa « carrière ».

C’est évidemment là, dans les zones interstitielles du parcours fictif de Chan, que se niche l’hommage plein de reconnaissance de Sonny Liew à tous ceux qui, à l’instar de son personnage, ont contribué à façonner ce qu’il est aujourd’hui. Et les interrogations qui vont avec : au centre exact de ce récit enchâssé dont la bande dessinée est le cœur battant (on pense parfois, dans un registre thématique voisin, à Hicksville du néo-zélandais Dylan Horrocks) s’expriment les ressorts profonds qui font des auteurs ce qu’ils sont – cette recherche passionnée, inlassable et sans doute impossible à satisfaire d’une forme graphique en adéquation parfaite avec un propos. L’idée qu’après tout, on ne choisit peut-être pas d’être auteur de bande dessinée : on le devient, parce qu’il le faut.

 

Tel quel, le récit que propose Sonny Liew aurait eu en soi de quoi séduire : en quelque sorte une histoire alternative de la bande dessinée singapourienne, des sources qui l’ont inspirée et de ce qu’elle aurait pu être. Limiter le récit à ce seul registre, en revanche, l’aurait condamné à n’être qu’un exercice de style. Et c’est là que Sonny Liew, à son tour, se comporte en maître. En entrelaçant inextricablement la bio-bibliographie imaginaire de son personnage avec l’autre Histoire, la « grande », la vraie, il souligne à quel point la bande dessinée, même sous des dehors en apparence enfantins, peut et sait parler de tout, y compris d’idéologie, et met en œuvre simultanément une critique aiguë des événements et des acteurs qui ont façonné Singapour au cours du dernier demi-siècle.

Tout au long de sa vie d’artiste en effet, Charlie Chan ne cesse d’utiliser le medium populaire qu’est la bande dessinée pour chroniquer de manière parfois très détournée son environnement et le monde tel qu’il le voit – sans oublier d’y intégrer aussi les événements politiques et sociaux dont il a été témoin ou auxquels il a personnellement pris part. Soit concrètement, et chronologiquement dans cet ordre, la fin de la mainmise britannique sur Singapour, les luttes pour l’indépendance, la confrontation politique entre factions indépendantistes à l’époque de la guerre froide et enfin, sur fond de personnalisation du pouvoir et de dirigisme autoritaire, la mutation forcenée du territoire vers la « modernité ».

En filigrane de ce vrai-faux parcours d’artiste, attentif à retranscrire dans son œuvre ce qu’il perçoit du monde, court bien sûr le propre commentaire de Sonny Liew sur l’histoire contemporaine de Singapour. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il est acerbe. Adossé à la figure historique de Lim Chin Siong (1933 – 1996), héros charismatique de la lutte pour l’indépendance qui aurait pu devenir, n’était son empreinte « gauchiste », le dirigeant inspiré de Singapour une fois devenu un État souverain, Sonny Liew se fond dans le travail de son alter ego Charlie Chan pour porter un regard rien moins qu’amène sur le parcours politique et idéologique de l’homme à poigne qui devint effectivement, à compter de 1965, le « père » du Singapour moderne : Lee Kwan Yew, d’abord frère d’armes puis concurrent politique et enfin geôlier de Lim Chin Siong – ce dernier réduit pour toujours au silence des vaincus.

 

Mais ce n’est pas tout à fait le bout de la route. Car au cœur de cette mise en abyme, il y a, enfin, un ultime motif, sans doute le plus personnel – on n’ose dire le plus intime – qu’ait exprimé Sonny Liew dans Charlie Chan Hock Chye : l’introspection du créateur confronté à l’éventualité, toujours possible, de n’être pas reconnu pour son travail. Charlie Chan en effet, ce « héros » si paradoxal, n’est au fond qu’un perdant à la grande loterie de la vie humaine. Plein de rêves de gloire et d’accomplissement, il n’aura jamais réussi, en dépit des milliers de planches effectivement réalisées au fil de son existence, à être autre chose qu’un auteur en puissance, l’un de ces obscurs dont l’œuvre, restée inédite, n’existe guère que sous forme autoproduite – self published, comme disent les Anglo-saxons. Et il ne doit qu’à un providentiel petit boulot anonyme (gardien de nuit « du mardi au samedi », de 22h à 10h) d’avoir eu le loisir de continuer à dessiner, envers et contre tout. Le loisir aussi de se souvenir, sur un mode nostalgique et sépia, du Singapour d’avant, convoqué à travers une succession de croquis qui savent à merveille restituer les ambiances toutes simples de la vie quotidienne d’antan.

Il y a une mélancolie certaine, sous le pinceau de Sonny Liew, dans l’évocation de ce passé à jamais enfui. Ainsi cette planche où le petit théâtre ambulant qui, à l’image du kamishibai des Japonais, faisait la joie des enfants singapouriens des années 50 s’estompe peu à peu, à la manière des dessins mystérieux des publications pour enfants mais à rebours, chassé par la toute-puissante télévision. Ou encore cette page crépusculaire et vide de tout personnage de Bukit Chapalang, la bande dessinée animalière inspirée du Pogo de Walt Kelly, marquant à sa manière l’indignation de Chan après les émeutes sanglantes de 1964, prélude à la partition de Singapour et de la Malaisie voisine.

Au-delà de la mélancolie pourtant, Sonny Liew prend aussi parti, de façon plus radicale. Et son parti, comme pour conjurer une menace potentielle, reste envers et contre tout celui des artistes et des rebelles – fussent-ils des artistes vaincus comme Charlie Chan ou des rebelles vaincus comme Lim Chin Siong. D’un côté, il y a les pragmatiques, qui se résignent ; et de l’autre les créateurs, qui maintiennent la flamme et s’interdisent tout compromis au nom du respect de l’intégrité artistique – au risque de tout perdre. Le commentaire est limpide dans son portrait de Bertrand Wong, personnage fictif de scénariste révolté qui fait équipe avec Chan à ses débuts, devenu avec l’âge un homme rangé acquis à la cause de Lee Kwan Yew, par pragmatisme, parce qu’il faut tout simplement « the best men for the job ».

Et plus encore avec l’évocation de Lim Chin Siong en personne, « the lost man of Singapore », dans une séquence finale qui clôt en beauté Charlie Chan Hock Chye. Lim et Chan sont projetés ensemble en arrière dans le temps en 1955, à l’époque de leurs jeunes années dans le Singapour en noir et blanc d’avant l’indépendance, avec la faculté de peser s’ils le veulent sur le cours du temps et de l’Histoire. Ils ne le voudront pourtant ni l’un ni l’autre. Conscient de ce qui se joue, mais irrémédiablement attaché à ce qui fonde son combat politique, Lim se soumet sans hésiter à son destin pourtant funeste, au nom du respect des valeurs de justice, de liberté, de dignité. Comme le dit Chan, il incarne « une respiration », le moment « où il fut notre étoile étincelante ». Quant à Charlie, il accepte lui aussi ce qui l’attend : continuer à dessiner dans l’ombre, quitte à demeurer pour toujours un clandestin du 9e art. « Juste une vie à écrire et dessiner des BD que nul ne lirait jamais. »

Ce sera paradoxalement la grandeur de cet homme, de cet inconnu à la fois humble et intraitable : avoir toute sa vie durant placé l’art au-dessus de tout, et l’avoir exigé si fermement que cette intransigeance aura aussi signé la fin de ses rêves de notoriété. Mais peu importe au fond, puisque ce qui compte en dernier ressort, c’est l’amour de la bande dessinée. Un sentiment avec lequel renoue Chan tout à la fin du livre : le simple plaisir de lire des comics. Inutile, finalement, de se demander si c’est bon ou pas. Si ça va se vendre ou pas. Juste l’élan de dessiner, de raconter des histoires. « Il y avait des choses qui devaient être dites… des histoires qu’il me fallait écrire et dessiner », comme il l’exprime en toute simplicité. Le travail d’un artiste. Sa vocation.

Et peut-être bien sa mission. La dernière création de Chan, tel qu’elle est évoquée par Sonny Liew dans son portrait, reste tout aussi politique, à sa manière : une histoire de canards dans le style de Carl Barks, sur l’argent qui coule à flots dans ce paradis fiscal qu’est devenu le Singapour d’aujourd’hui, aux petits soins pour ses clients richissimes et où, en dépit des apparences, l’écart n’a cessé de se creuser entre riches et pauvres.

Contre vents et marées, Charlie Chan persiste à avoir un mental d’opposant. Et Sonny Liew tout autant.

 

Impeccable dans son interprétation graphique et d’un rare brio dans la maîtrise d’un méta-récit entremêlant parfois jusqu’au vertige les niveaux de lecture et la mise en abyme, Charlie Chan Hock Chye se distingue par une cohérence exceptionnelle et une densité rarement « tenue » à un tel niveau dans une fiction aussi ambitieuse. Pour l’exemple, on se reportera avec délice, en fin de volume, aux planches de Days of August, brillante construction où Charlie Chan / Sonny Liew évoque une version alternative de l’histoire singapourienne qui fait de Lim Chin Siong le premier Ministre de Singapour, en lieu et place de Lee Kwan Yew en exil au Cambodge. Dans ce monde inversé, Chan, devenu en quelque sorte l’artiste officiel du régime, aurait écrit clandestinement un comics alternatif explorant une branche historique divergente, où Lee Kwan Yew aurait effectivement gagné les élections décisives de 1963… Livre dans le livre dans le livre, et hommage explicite à The Man in the High Castle de Philip Dick : Sonny Liew joue une dernière fois avec ses personnages, ses modèles, ses inspirateurs.

Pour être tout à fait complet sur ce livre, on ajoutera que le crime de lèse-majesté qu’a constitué à Singapour le fait d’oser porter publiquement un commentaire critique sur la figure révérée de Lee Kwan Yew (1923 – 2015), le « père de la nation » aujourd’hui encore considéré comme intouchable par l’opinion dominante singapourienne, a rétrospectivement valu à Sonny Liew et à son éditeur local, Epigram Books, des mesures de rétorsion.

Soutenu avant sa publication par une bourse de création financée sur fonds publics, le projet Charlie Chan Hock Chye s’est vu menacer d’annulation de ce soutien a posteriori, au motif que les contenus du livre auraient été substantiellement modifiés après l’obtention de la bourse – ce que dément l’éditeur. Du haut du magistère moral dont il estime être le dépositaire légitime, le pouvoir ne goûte guère l’ironie. Sonny Liew, lui, ne commente pas mais s’en amuse, fort d’un accueil public et critique enthousiaste qui vaut tous les plébiscites.

Laissons à Charlie Chan la morale de cette histoire : « We are always serious about our comics ». Nous sommes toujours sérieux quand il s’agit de nos bandes dessinées. On ne saurait mieux dire.

• Charlie Chan Hock Chye – Une vie dessinée, de Sonny Liew (Urban Graphic, 320 pages, 22,50€)

Nicolas Finet

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