Il était une fois un gringo foutraque

Discrètement émergente à compter du milieu des années 80 (de Colin-Maillard à Quéquette blues), par la suite célébrée puis consacrée tout au long des deux décennies suivantes grâce à toute une génération d’auteurs et d’éditeurs (disons de L’Association à Ego comme X), l’histoire d’inspiration autobiographique – et son pendant plus radical l’autofiction, dont j’avoue qu’elle ne m’a jamais passionné, c’est certainement à cause de Christine Angot – fait désormais partie de l’ordinaire de la bande dessinée. Mais se souvient-on encore de la poignée de récit pionniers qui, bien avant tous les autres, avaient ouvert la brèche à ce type d’expression ?

Dans la foulée de la récente et heureuse reparution de quelques-uns des meilleurs albums du grand Gérard Lauzier rassemblés dans une intégrale chez Dargaud (voir la chronique que j’en propose dans mon blog de juin 2017, sous le titre « Absolument Lauzier »), je me suis replongé avec délectation dans la série de courts récits publiés à compter de 1975 dans les pages de Pilote, alors devenu mensuel un peu plus d’un an auparavant, et rassemblés un peu plus tard en album (octobre 1977) sous le titre Chronique de l’Ile Grande.

Lauzier, qui avant d’entreprendre en France le parcours d’auteur de bande dessinée que l’on sait a vécu plusieurs années au Brésil, où il a travaillé dans la pub et les médias, tient dans ces histoires nonchalantes et ensoleillées la chronique souvent sensuelle et toujours souriante du quotidien d’un gringo installé sur une île proche de Salvador de Bahia pour y gérer l’activité d’une petite pêcherie. Tout le monde l’appelle « Seu Géraldo » – ou « Seu Yoyo », pour les plus familiers. Il est à peu près le seul de son espèce dans ces parages et y mène une existence plutôt paisible partagée entre travail (un peu), déambulations, conversations décousues ou alcoolisées entre voisins et siestes crapuleuses (assez souvent), sous l’œil tour à tour curieux, surpris ou narquois des locaux, que les manières et les motivations de ce gringo foutraque persistent à déconcerter.

Directement inspirées de l’expérience personnelle de Gérard Lauzier, et dans une tonalité que je soupçonne n’être qu’une transposition à peine fictionnelle du vécu de notre homme au cours de ces années manifestement heureuses, ces histoires toutes simples en forme de séjour enchanteur et pittoresque sont un délice. Peu de choses finalement y sont racontées – les infidélités, toquades ou coups de colère des uns et des autres, la visite impromptue d’un couple d’Occidentaux, la pelade d’une jument… –, mais d’une manière si inspirée, et sur un mode narratif si subtilement conduit que le régal est complet, de page en page.

Comme toujours chez Lauzier, les dialogues sont à l’avant-scène. Ils constituent l’ossature principale du récit, la matière première de sa structure. Et ils sont d’une telle truculence qu’on ne se lasse pas de les relire encore, pour leur talent à esquisser, en peu de mots, l’essentiel des personnalités qui les prononcent. Au fond, c’est d’abord ce talent de portraitiste qui passionne et impressionne. Sans qu’il ne recherche jamais la virtuosité graphique, il suffit à Lauzier de quelques images, postures et répliques pour que ses personnages, jetés en quelques traits, acquièrent une densité, une épaisseur remarquables. Ils existent dès lors intensément, chacun avec son identité manifeste. Ils sont incarnés.  

Tous les lecteurs de Chronique de l’Ile Grande se sont délectés du personnage de Thereza, l’employée de maison du gringo, perpétuellement au bord de la démission (c’est sa manière de se faire aimer et de garder la main sur ce patron dont elle obtient finalement ce qu’elle veut), et de la manière emportée dont lui s’efforce de conjurer ces crises à répétition (« Tu sais bien que je t’idolâtre, sacré nom de Dieu de bordel de merde !… »). Ou de la fureur impuissante de Seu Geraldo après qu’il se soit imposé une douloureuse retenue face à la plastique de rêve de la jeune Zénaïde venue se réfugier dans son lit (« Une cervelle d’enfant dans un corps de femme… »), au motif qu’elle n’a qu’une douzaine d’années…

Mais au-delà de l’humour et de la finesse d’observation, ce qui me semble surtout remarquable, c’est la joie paisible et la sensation de bonheur tranquille qui imprègne toutes ces pages, sans affectation ni arrière-pensées. Si j’osais – allez, j’ose –, je parlerais même de bonhommie. Il y a certes déjà, ici et là, un petit fond de distance désabusée qui affleure, voire une touche de cynisme tout à la fin, lorsque seize ans plus tard un comparse du gringo revenu en Europe s’esclaffe en évoquant l’effet dévastateur de la vérole sur une tribu d’Indiens de la région de Salvador. Mais la dimension grinçante du travail de Lauzier, son esprit de dérision sans pitié, sont encore cantonnés à la marge au moment où il réalise la Chronique… Ce qui subsiste durablement de cette évocation tranquille d’un monde où l’on vit presque sans vêtements, presque sans argent, dans un dénuement bienheureux, c’est la sensation d’un paradis perdu.

Chacun le sien, bien sûr. Et les tropiques ne sont pas en elles-mêmes un bienfait. Mais quarante ans après la publication initiale de ce très attachant journal d’un homme sans souci, la manière dont Lauzier a su nous faire partager ces moments privilégiés demeure d’une exceptionnelle qualité.

Nicolas Finet

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