Quand j’étais mangaka

Brièvement ou pas, tous les auteurs ont connu ça, tous : perdre pied. Dévisser. Le sentiment d’une vacuité plus grande que la vie, plus forte que tous les élans créateurs. Au mieux, on appelle ça le vertige de la page blanche. Au pire, c’est la corde direct.

C’est ce genre d’histoire que raconte Inio Asano dans Errance, one shot vraiment bien foutu, sans que l’on parvienne tout à fait à savoir s’il s’agit d’un exercice de style ou, si l’on ose dire, d’une peinture sur le motif. Peu importe, d’ailleurs, puisque ce qui fait la différence, en l’espèce, c’est l’authenticité du ton.

Kaoru Fukazawa est l’un de ces mangakas comme il en existe des centaines et peut-être même des milliers au Japon. Acharnés à produire des mois et des années durant des histoires en images à succès, ficelés dans un système à pression perpétuelle dont les deux bornes sont d’une part les maisons d’édition et leurs obligations de résultats (financiers, mais pas seulement) et d’autre part les communautés de lecteurs, sommées à longueur d’année, à coup de cadeaux et d’appâts divers, d’arbitrer entre les séries appelées à durer et toutes les autres… Et il faudrait qu’on appelle ça de la création ?

Lorsque cette histoire commence, Fukazawa vient d’apporter un point final à la série qu’il anime depuis huit ans. Rincé, cramé, au bout du rouleau. Il est sec, sans une idée vaillante. Et très déprimé par ce qu’il a fini par comprendre du système qui le fait vivre. L’ennui, c’est que ce système l’a conduit à se ficeler lui-même dans un écheveau de contraintes presque impossibles à effacer : un atelier et des assistants à entretenir, une cadence de production à respecter, des lecteurs à satisfaire, une présence médiatique à nourrir, un statut à afficher – et comme si tout ça ne suffisait pas, il a fallu qu’il épouse une gentille éditrice sincèrement admirative de son travail, Nozomi…

Bref, trop, c’est trop. Fukazawa pète un câble – et d’ailleurs, aime-t-il encore ça, être un mangaka ? Est-ce si intéressant, la bande dessinée ? Douloureuse et chaotique, son introspection sera chahutée par la rencontre d’une « hôtesse », Chifuyu. D’abord tarifée, leur relation prend peu à peu un tour plus sincère – mais jusqu’à quel point ? N’est-ce pas encore une illusion ?

À partir d’un motif scénaristique assez classique – la dérive intime d’un créateur saisi par un doute existentiel profond, avec ce que cela suppose d’autobiographie plus ou moins ouvertement assumée –, Errance propose une variation sensible et convaincante, portée par un travail graphique d’une grande rigueur. Et au bout de la route, la seule, la vraie question qui importe : lorsqu’on est un(e) artiste, comment parvenir, dans le secret de soi-même, à cohabiter avec la part de monstruosité qu’implique toute forme de travail créateur ? On savait depuis longtemps (voir la chronique que je faisais dans mon DicoManga, dès 2008, de son premier livre traduit en français, Un monde formidable) qu’Inio Asano était à coup sûr l’une des valeurs à suivre de la bande dessinée japonaise. Avec cette création d’une grande maturité, il monte encore une marche. Si tant est qu’Errance témoigne d’un authentique questionnement personnel, alors il va être intéressant de regarder dans quelle direction ses pas le mèneront désormais.

 

Errance, d’Inio Asano (Kana, collection Made In, 246 pages, 15€)

Nicolas Finet

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