SuperMaximortal

Dans ses grandes lignes, l’histoire de Superman est désormais largement connue du public – je veux dire, non pas l’une ou l’autre des aventures vécues par le personnage Superman, mais celle de la création de ce héros plus grand que la vie, apparu comme une divine surprise dans les Etats-Unis pré-Seconde Guerre mondiale et devenu, une fois le conflit planétaire enclenché, l’un des meilleurs outils de propagande de l’Amérique combattante.

Il n’est pas sûr, en revanche, que les véritables circonstances de la conception de ce surhomme par deux très jeunes auteurs alors en mal d’accomplissement professionnel, le dessinateur Joe Schuster et le scénariste Jerry Siegel, puis très vite de leur dépossession par, je cite la postface de Rick Veitch dans The Maximortal, « des éditeurs pornographiques liés à la mafia », soit si familière aux non-spécialistes du 9e art. D’où la lecture salutaire de ce recueil bienvenu, inédit en langue française, qui lors de sa publication initiale au début des années 90 avait permis à Rick Veitch (déjà auteur du remarqué Brat Pack évoqué ici même, chronique grinçante de l’exploitation des super-héros par l’industrie du divertissement), avec cette fiction moqueuse à la tonalité sinistre, d’éclairer d’une lumière crue les détails authentiques de l’appropriation d’une œuvre de l’esprit par une industrie prête à tout, même au prix de l’ignominie.

Ici, le qualificatif « grinçant » n’est plus suffisant : ça crie, ça hurle, ça déchire… et néanmoins c’est drôle – enfin, avec un peu de recul. L’histoire commence avec le surgissement sur Terre, au tout début du XXe siècle, d’un personnage d’outre-monde au physique de garçonnet costaud, recueilli en Californie par un couple d’êtres humains. Mais le garçonnet – The Maximortal, donc – est plus que costaud : sa force est démesurée, ses yeux capables d’envoyer des éclairs – et il est violent, ainsi qu’on le découvrira avec effroi dans la ville de Simpletown début 1918, alors qu’il se met à décapiter à tour de bras tous ceux qui l’approchent. Heureusement, un témoin fortuit de ce déchainement furieux, un cascadeur aérien qui bosse pour le cinéma nommé Sydney Wallace, découvre presque par hasard le moyen le moyen de neutraliser l’extra-terrestre : lui recouvrir la tête de guano, seule matière susceptible d’éteindre son potentiel destructeur, en le plongeant dans un profond sommeil…

Une vingtaine d’années plus tard, un Wallace aigri et sans scrupules devenu éditeur pour la jeunesse (et que ses subordonnés moqueurs surnomment « sans-burnes » car un malencontreux accident de parachute lui a naguère broyé les testicules, le vouant à l’impuissance) recrute deux jeunes et naïfs auteurs de comics, Jerry Spiegal et Joe Schumacher, qui lui apportent sur un plateau une idée géniale : un personnage de super-héros baptisé True-Man, qui met ses pouvoirs surhumains au service de la justice et de l’humanité. Wallace fait illico signer aux deux imprudents un contrat inique, tout en jetant les bases, avec le personnage de True-Man le justicier, de ce qui va devenir un fabuleux empire du divertissement (Sydney étant à un « y » près, comme il est presque inutile de le souligner, un quasi-anagramme de Disney).

Tandis que les deux auteurs turbinent comme des fous des années durant, exploités jusqu’au trognon par leur éditeur et sans jamais avoir l’opportunité de réellement profiter de leur travail, les Etats-Unis sont entrés en guerre. À Los Alamos au Nouveau-Mexique, un scientifique de haut vol, le docteur Uppenheimer, travaille sur ce qui pourrait devenir l’arme ultime de cette guerre : l’être d’outre-espace naguère déniché par Wallace à Simpletown, et dont les pouvoirs, pour peu qu’on parvienne à les contrôler, pourraient donner à l’Amérique la supériorité militaire tant désirée… Or Uppenheimer, comme naguère Wallace avec son guano, pense avoir trouvé comment orienter et surtout maîtriser le potentiel dévastateur de sa créature : utiliser un peu de matière fécale humaine, judicieusement tartinée sur le Maximortal au bon endroit et au bon moment, qui permettrait à volonté de le réveiller de sa catalepsie, ou de l’y replonger. Il ne reste plus qu’à tester le dispositif sur une vraie cible – le Japon par exemple. Le contenant ovoïde qui contient l’extraterrestre endormi a bien sûr été baptisé Little Boy et la matière qui sert à le contrôler la merdonite, évidemment…

La charge est lourde, le trait appuyé. Et le traitement graphique aux antipodes d’un « joli dessin ». Mais là n’est pas le plus important, bien sûr. De ce salutaire travail au lance-flammes, on retiendra non seulement l’esprit provocateur, mais aussi le souci de Veitch de s’adosser à des anecdotes authentiques issues du monde merveilleux des comics dans ces années-là. Comme il le rappelle lui-même dans sa postface, « Joe Schuster a vraiment été réduit au statut de coursier chargé de livrer des planches chez DC et le dirigeant de l’époque lui a vraiment dit de dégager et de ne jamais revenir »… De même que « certains éditeurs, et notamment ceux de Superman, sont connus dans l’histoire des comics pour s’être bel et bien comportés comme la pire espèce de despotes de pacotille, usant de condescendance, de rabaissement et d’insultes envers des pigistes et des employés travaillant dans la terreur. »

Comme c’était déjà le cas avec Brat Pack, la postface du livre s’avère d’ailleurs aussi passionnante que le comics lui-même. Veitch y évoque notamment les fondements pulsionnels du monde super-héroïque à l’époque de la conception de Superman, alors que les régimes d’inspiration totalitaires qui prenaient leur essor en Europe de l’ouest puisaient déjà sans vergogne dans l’imaginaire nietzschéen de l’Übermensch, et plus généralement le sous-texte de presque toutes les histoires de super héros, mues par « la même soif de puissance archétypale et évolutionniste qui sommeille en chacun de nous ».

« (…) Je suis frappé de constater, écrit-il dans ce texte de 2017, à quel point les deux camps du plus grand conflit armé de l’histoire finirent par exploiter l’archétype nietzschéen pour forger les esprits. Il serait bien injuste de définir l’issue du combat en des termes aussi simplistes, mais le fait est que ceux qui avaient utilisé le surhomme à des fins de propagande impersonnelle, extrêmement contrôlée et profondément raciste, furent vaincus par des adversaires qui avaient transformé l’idée en un personnage de fiction parfaitement absurde incarnant une forme de patriotisme débridé (…) Alors la prochaine fois que vous ouvrirez un comics du silver age et que vous vous laisserez emporter par un doux vent de nostalgie et de rêves, souvenez-vous que le Superman des comics n’est pas que le simple visiteur imaginaire d’une planète lointaine. Nietzsche est inscrit dans son ADN (…) Et les deux sont d’importantes reliques de l’ère du fascisme. » CQFD.

 

The Maximortal, de Rick Veitch (traduit de l’anglais par Virgile Iscan, éditions Delirium, 200 pages, 26€)

Nicolas Finet

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