L’Homme gribouillé, un Golem moderne

Peeters – Lehman, l’attelage n’a rien d’une surprise lorsqu’on connaît le parcours d’auteur de Frederik Peeters, dont l’œuvre chemine depuis des années dans les allées de la SF, avec une appétence manifeste et un goût souvent assez sûr. Quatre volumes du remarquable Lupus chez Atrabile, Koma en six volumes aux Humanoïdes Associés (sur un scénario de Wazem), plus récemment une autre tétralogie en solo chez Gallimard, Aâma (pour ne citer qu’une partie de sa volumineuse bibliographie)… et à chaque fois une science-fiction de qualité, qui place la barre plutôt haut sans rien esquiver des difficultés du genre. Autant dire que son association avec Serge Lehman, figure de la littérature SF française et à plusieurs reprises déjà mobilisé comme scénariste chez Delcourt, avait quelque chose du rendez-vous annoncé.

Alors quoi ? Alors L’Homme gribouillé, généreux one shot (plus de 320 pages au compteur) traité dans un efficace camaïeu de gris, qui permet aux deux hommes de tester une forme de collaboration dont on ne serait pas autrement surpris qu’elle puisse se perpétuer ultérieurement, après ce galop d’essai assez enlevé. Rien du format « galactique » d’Aâma ou Lupus dans cette histoire parfaitement contemporaine, qui s’inscrit d’emblée dans un registre fantastique de type « ici et maintenant ». Paris, 2015 : Betty, principale héroïne de l’histoire, est une quarantenaire en crise périodiquement frappée de crises d’aphasie, qui se sent étouffer entre sa fille Clara, adolescente au caractère affirmé mais parfois difficile, et une mère un peu écrasante, Maud, auteure de littérature jeunesse à succès. Pas d’hommes dans ce paysage familial exclusif peuplé de fortes personnalités.

Mais tout bascule lorsque Maud fait un coma prolongé, exactement au moment où surgit un étrange et très inquiétant personnage, Max Corbeau, qui force l’entrée de leur domicile commun pour réclamer un dû mystérieux. Des rêves menaçants s’en mêlent, ainsi que la mémoire d’une légende de la Seconde Guerre mondiale, qui voudrait qu’un juif imprimeur et résistant ait été protégé par un tueur énigmatique réputé pour sa sauvagerie, Max Corbeau. Lequel pourrait finalement s’avérer une sorte de furieux Golem moderne dont plus personne ne saurait contenir les élans destructeurs…

On ne « spoilera » pas ici les nombreux détours et rebondissements de cette riche intrigue, dont la plus éminente caractéristique est la générosité. Les trouvailles abondent, les personnages et situations connexes aussi, dont une évocation bien menée des « traversants », un collectif pluridisciplinaire qui entre en scène lors de la séquence finale de l’histoire. Très réussi aussi, l’effroi que suscite le corbeau : avoir choisi de mettre en scène une horreur aviaire pour incarner le monstre de service, alors que le réflexe scénaristique pousse d’ordinaire à un choix reptilien (encore que l’on sache bien, depuis Jurassic Park et consorts, que les reptiles et les oiseaux ont de fait beaucoup en commun), apparaît comme un choix inspiré.

Bref, Peeters et Lehman vous en donnent plus – l’autre vraie réussite de l’entreprise étant la densité des personnages principaux (presque tous féminins puisque c’est aux femmes, on l’aura compris, qu’est dévolue la mission de conjurer la menace, et de renvoyer dans les limbes la menace monstrueuse), une caractéristique suffisamment rare en bande dessinée pour être soulignée. J’ai retrouvé dans cette galerie de portraits des échos du travail du romancier Ayerdahl (1959 – 2015), autre sommité de la SF à la française, qui dans Bastards (éditions Au Diable Vauvert, 2014) entrelaçait aussi, mais sur le mode félin, les pouvoirs plus qu’humains d’une lignée de femmes d’exception et une intrigue jouant à la fois du fantastique et du thriller.

Graphiquement, Peeters fait le travail comme toujours, habile et efficace, avec le professionnalisme d’un dessinateur qui a beaucoup produit. Il a un style, un monde, une signature visuelle, autant dire toutes les composantes d’une identité personnelle forte – et désormais immédiatement reconnaissable –, ce graal si difficile à atteindre lorsqu’on est un auteur de bande dessinée.

Sûr qu’on reparlera de ces deux-là.

L’Homme gribouillé, de Serge Lehman et Frederik Peeters (Éditions Delcourt, 328 pages, 30€)

Nicolas Finet

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