Mince, Jean Teulé est mort. J’ai bien aimé cet homme, qu’à une époque – maintenant éloignée – j’ai connu d’un peu près. Jean et moi avions commencé exactement dans le même numéro d’(À Suivre) en 1986, lui du côté des artistes et moi à la rédaction, parmi les journalistes. On se voyait, on s’amusait. Bien plus tard au début des années 2000, alors que je préparais mon livre mémorial sur (À Suivre) et qu’il était déjà devenu romancier à succès, j’avais sollicité ses souvenirs d’auteur de bande dessinée. Voici l’entretien qu’il m’avait accordé. J’y employais un vouvoiement de rigueur, même si nous ne nous étions jamais dit autre chose que “tu”.
Vos reportages en bande dessinée sont fortement associés à l’histoire d’(À Suivre), et pourtant ce n’est pas dans ce magazine que vous les avez inaugurés…
Jean Teulé : C’est vrai. En fait, le tout premier est paru dans Circus, le magazine des éditions Glénat, dans le cadre d’un numéro spécial d’été sur les stars. Glénat publiait alors mes albums, et m’avait proposé de participer à ce numéro. J’avais choisi de réaliser un reportage en images à Lépanges-sur-Vologne, dans l’est de la France, où s’était déroulé ce qu’on a appelé « l’affaire Grégory ». Il me semblait que la star française la plus incontestable à ce moment-là était Christine Villemin, « l’héroïne » de ce fait divers. J’ai donc réalisé mon reportage sur place et à mon retour, juste avant d’aller livrer mes planches à Circus, j’ai fait un crochet par la rédaction d’Hara-Kiri, rue des Trois-Portes, où il m’arrivait de faire quelques dessins occasionnellement. Là, Gébé jette un œil à mon reportage, un peu par hasard, et me dit : « Ces planches, je les garde. Pas question de te laisser les donner à Circus, ce travail-là, c’est vraiment pour nous ! »
Comment cela s’est-il règlé ?
Jean Teulé : De mon côté, je ne voulais évidemment pas trahir l’engagement pris vis-à-vis de Circus, alors, sous la pression amicale de Gébé, nous avons transigé : il me laissait livrer ce reportage-ci à Circus, comme prévu, mais je m’engageais à lui réserver l’exclusivité des reportages suivants. Et c’est de cette façon que je me suis retrouvé au sommaire de Zéro, le nouveau mensuel que lançaient à ce moment les éditions du Square. Assez vite, le journal s’est mis à battre de l’aile, notamment sous le poids financier des très nombreux procès qu’on lui faisait, et c’est là que Jean-Paul Mougin, que je connaissais un peu pour l’avoir cotoyé ici et là, à Angoulême et ailleurs, m’a proposé de développer le même genre de reportages dessinés dans (À Suivre).
Quelle a été votre réaction ?
Jean Teulé : J’ai accepté, bien sûr, mais j’étais un peu surpris. À mes yeux, (À Suivre) était un magazine assez classique, et je percevais Casterman avant tout comme l’éditeur de Tintin, c’était assez éloigné de mon univers. Cela dit, c’est un bon reflet de la manière dont les choses se sont fréquemment passées pour moi : les éditeurs ou les diffuseurs de mon travail ont souvent commencé par me demander de reproduire chez eux ce que je développais déjà par ailleurs pour quelqu’un d’autre. C’est par exemple à la suite de la découverte, un peu par hasard, de mes reportages dans (À Suivre) que Bernard Rapp m’a contacté pour me proposer de décliner la même chose à la télévision pour « L’assiette anglaise », l’émission hebdomadaire qu’il animait sur France 2.
Comment viviez-vous cette collaboration avec (À Suivre) ?
Jean Teulé : Très bien. J’avais une relation amicale avec Jean-Paul Mougin, qui me laissait une carte blanche absolue pour travailler. Je lui annonçais vaguement le thème de chaque nouveau sujet, et ma seule contrainte était de respecter un nombre de pages défini. Il est même arrivé que je réclame un surcroît de surface, parce que le thème le justifiait, et Mougin m’a toujours suivi sans difficulté.
De façon inattendue, cette liberté dont vous jouissiez s’est traduite par l’un des rares procès qu’ait eu à subir un auteur (À Suivre)…
Jean Teulé : Moi, j’étais habitué aux procès par mon expérience à Zéro, mais il est vrai qu’(À Suivre) n’en avait pas l’habitude. Peut-être même que j’ai provoqué le seul procès de toute l’histoire du journal. Je ne reviendrai pas sur les détails de cette affaire ; comme souvent en pareil cas, la plainte a été motivée par des raisons essentiellement financières, sans doute à l’instigation d’avocats qui y voyaient une occasion facile de grapiller un peu d’argent. Toujours est-il que j’ai perdu ce procès –comme j’avais déjà perdu tous mes autres procès précédemment !-, ce qui a coûté à Casterman, à l’époque, quelque chose comme 200.000 francs…
Comment se fait-il que vous ayiez interrompu cette collaboration réussie – et visiblement satisfaisante de part et d’autre – avec le magazine ?
Jean Teulé : Il y a eu de mon côté un accroissement de la charge de travail. Lorsque je me suis mis à collaborer régulièrement à la télé avec « L’assiette anglaise » sur une base hebdomadaire, tout en continuant (À Suivre) par ailleurs, il m’est devenu de plus en plus difficile, à la longue, de concilier les deux activités. Mais surtout, il y a eu l’incroyable impact qu’a eu sur moi le prix spécial qu’on m’a remis au Festival d’Angoulême en 1989 pour Gens de France, mon premier recueil de reportages chez Casterman. Le jury me l’avait attribué pour « contribution exceptionnelle au renouvellement du genre de la bande dessinée ». Sur le moment, je me suis senti plutôt content, mais très vite ça m’a complètement abattu. C’était comme si on m’enterrait, j’avais l’impression d’être mort. Ce prix me semblait être un point final. Quand je suis rentré d’Angoulême, j’accusais tellement le coup que j’ai décidé de tout arrêter. Et effectivement, comme à peu près au même moment on m’offrait la chance d’écrire mon premier roman dans de bonnes conditions, je n’ai plus jamais repris un crayon. Je n’ai pas non plus remis les pieds à Angoulême.
Certaines de vos histoires ont pourtant continué de paraître dans le magazine ?
Jean Teulé : Oui, parce qu’elles étaient déjà réalisées. (À Suivre) a continué « d’écouler le stock », si on peut dire. Initialement, j’avais prévu une sorte de trilogie : après Gens de France, je voulais un volume de reportages réalisés à l’étranger, Gens d’ailleurs, et un troisième sans territoire précis, qui se serait appelé Gens de nulle part. J’avais d’ailleurs commencé à le réaliser en partie, notamment avec un reportage sur Jean Vautrin. Gens d’ailleurs a vu le jour en album, mais Gens de nulle part est resté à l’état de projet : il n’en subsiste que quelques histoires éparses publiées dans (À Suivre).
Cette époque vous paraît-elle loin, aujourd’hui ?
Jean Teulé : Oui et non. Oui, parce que du point de vue artistique, je suis passé à tout à fait autre chose. Et non parce que je conserve une véritable affection pour le monde de la bande dessinée : je n’ai gardé aucun copain de la télé, mais en revanche je continue à fréquenter pas mal de dessinateurs, avec un très grand plaisir.