Quand un autre que vous exprime de manière impeccable ce que vous n’auriez pas mieux dit, ou écrit, à quoi servirait de paraphraser – formuler en moins bien, donc – ses propos ?
Voilà pourquoi je préfère que ce soit l’auteur de ce recueil, Rick Veitch himself, qui expose lui-même ce qu’a été le contexte de la création de Bratpack à l’orée des années quatre-vingt dix, à travers ces quelques lignes extraites de sa postface à l’édition française de son travail, écrite relativement récemment (mai 2018) : « Les années quatre-vingt furent un peu aux comics ce que les années soixante-dix avaient été à la musique. L’industrie précarisée d’un medium artistique négligé reprit son souffle grâce à un nouveau système de distribution dynamique, alors que, du côté de la création, une génération de jeunes gens visionnaires fit une entrée fracassante sur la scène. Et lors d’un instant fugace et renversant, les malades réussirent à prendre le contrôle de l’asile. »
C’est moi qui compose en italiques la second partie de la dernière phrase, parce que je ne connais pas meilleure définition de ce qu’en effet nous avons vu surgir (ici un « nous » plutôt générationnel, on l’aura compris) au carrefour des années quatre-vingt et quatre-vingt dix : le formidable renouveau du monde des comics, porté par une génération d’artistes majeurs aussi radicaux et influents qu’Alan Moore, Frank Miller ou Neil Gaiman (dont un texte de 1992 ouvre le livre), pour ne citer que ceux-là.
En braquant les projecteurs, avec un humour dévastateur et une mentalité radicalement punk, sur les sidekicks des récits de super-héros, Rick Veitch rejoignait le mouvement impulsé par les Watchmen : dynamiter tout un monde pour mieux le faire renaître. Les sidekicks, en français courant, ce sont les comparses, les faire-valoir. Soit, dans l’univers des comics dont il est question ici, toute la cohorte pas toujours reluisante des seconds rôles dont l’archétype est Robin, le « compagnon » de Batman. Disons l’équivalent de Jeanjean dans la série Lefranc, pour proposer un parallèle francophone. Soit un profil de personnages plutôt creux, qui au fond ne servent à rien d’autre qu’à pousser un peu plus à l’avant-scène les vrais héros de chaque histoire, avec ce que cela peut supposer de non-dits énormes (le sexe et toutes ses déviations, bien sûr) ou de grotesque.
On ne s’étonnera donc pas que Veitch, pour laisser filer toute la finesse de son regard, ait choisi de prendre dans cette série courte (un peu moins de 180 pages, soit cinq numéros de Bratpack initialement publiés entre août 1990 et mai 1991) le contre-pied exact de l’emphase envahissante si souvent à l’œuvre dans l’univers des super-héros : le ridicule. C’est souvent provocateur, outrancier, parfois trash ou limite nonsensique, mais franchement, à l’époque de la création du titre, il y avait de quoi. Un peu plus loin dans le texte cité plus haut, Veitch précise à propos de sa découverte initiale, en interne, des maisons d’édition qui l’avaient fait rêver enfant : « (…) il s’agissait d’espaces ternes qui puaient le désespoir et le cynisme (…) Après avoir passé leur vie à suivre les règles d’une institution qui bridait la créativité et exploitait les artistes, les éditeurs les plus aguerris avaient fini par mépriser les comics et les fans qui les lisaient. »
Saine entreprise de sabotage, donc. Rendons grâce à l’excellente maison Delirium d’avoir eu la bonne idée de rendre accessible, en langue française, ce désormais classique de l’école des comics « révisionnistes ». Quelles perspectives maintenant, pas loin de trois décennies plus tard ? Veitch conclut sur un constat en demi-teinte – pour ne pas dire pire, je cite encore : « L’industrie du comics a savamment muté pour reprendre les clés de l’asile à ses patients. » On pourra toujours, comme tous les cinglés, se consoler en se disant que l’asile, ce n’est pas dedans, c’est dehors. Pas vrai ?
Bratpack, de Rick Veitch (Delirium, 248 pages, 29€)