Jackal, western bestial

Je vous entretenais il y a peu, à travers l’exemple de Tyler Cross, du polar en bande dessinée et de la forme d’intérêt que me semblait receler cette forme narrative singulière : l’aptitude à revisiter un schéma formel très largement formaté par d’autres, et à en tirer néanmoins un exercice de style stimulant ou inattendu. Et je m’aperçois, la dernière page de Jackal encore frémissante d’une lecture, au sens propre, prenante, que j’aurais aussi bien pu décliner le même type de raisonnement à propos du western et de ses accommodements (au sens culinaire : accommoder, c’est-à-dire revisiter une recette, à charge pour celui ou celle qui est à la manœuvre de savoir mettre en scène son inspiration) graphiques.

Déclinons, donc. Soit Jackal (en français courant : « chacal »), dont l’action se déroule sur une période d’une petite douzaine d’années et sur un territoire allant du Nouveau-Mexique au Colorado. Une (relative) unité de temps et de lieu, au fond, pour une histoire ivre de violence et de vengeance, qui commence par un gentil petit massacre d’Indiens et s’achèvera presque de même – mais non sans que la plupart des protagonistes, y compris celles et ceux qu’on aurait pu penser être les héroïnes et les héros, y aient de péripéties en péripéties laissé leur peau, et pas de la plus plaisante des manières. Entre les deux, à peu près tout ce qu’on peut imaginer de sentiments et de comportements humains abjects, viols, exécutions sommaires, scalps, tortures physiques et mentales et joyeusetés de la même eau, et pour pimenter l’affaire du sexe (assez bien rendu) et même un soupçon d’affection (on n’ira pas jusqu’à dire d’amour, ce n’est pas l’endroit), parce que sinon qu’est-ce qui pourrait bien faire fonctionner des personnages revenus de tout, hein ? Il y a même, dans le rôle inattendu d’un marshall taiseux, une célébrité de la fiction western, Jeremiah Johnson, dont on s’apercevra assez vite qu’il n’est pas non plus le dernier à être très, très borderline.

Je ne vais évidemment ni vous raconter l’intrigue ni vous « spoiler » le déroulé narratif de Jackal, tout simplement – se reporter à ce que j’écrivais par ailleurs sur Tyler Cross et le polar – parce que là n’est pas l’important. Ce qui est intéressant ici, c’est le choix d’un registre (on dirait en musique une tonalité, en l’occurrence : le registre extrême) et l’art de s’y tenir jusqu’au bout de l’enfer, au besoin en rajoutant périodiquement une petite louche de gore pour que le fond de sauce vous laisse bien la barbaque entre les molaires. En chemin, il y a pour faire vivre l’affaire l’art consommé du tandem Thirault (scénario) et Bingono (dessin), avec ce qu’il faut d’action (on est servis à haute dose), de caractérisation des personnages (bel effort, y compris le sens de la nuance) et même de psychologie (la relation qui unit Jeremiah Johnson à son géniteur vaut son pesant de scalps) pour susciter l’adhésion – fût-elle frissonnante.

On voit bien, au passage, ce que Jackal doit au néo-western tel qu’il s’affiche sur grand écran depuis un certain nombre d’années – disons, pour ratisser large, de Dead Man il y a longtemps à The Homesman ou Revenants beaucoup plus récemment, en passant par True Grit ou L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford : un parti-pris de vraisemblance et d’hyper-réalisme qui ne transige ni avec l’affèterie ni avec la bien pensance, même si c’est au prix, parfois, d’une brutalité sans limite et conséquemment d’un certain malaise. Mais qu’importent les devanciers, puisqu’en matière d’exercice de style, il va de soi d’en avoir – des devanciers, pour le style, c’est une affaire de goût. L’essentiel étant, on l’a dit, de savoir faire entendre sa propre petite musique.

Ici, c’est de toute évidence l’esprit pulp – qui si j’ai correctement saisi constitue plus ou moins la colonne vertébrale de la collection Flesh & Bones dans laquelle s’inscrit Jackal – qui pulse et irradie tout au long de cette histoire. Raconter vite et direct, à l’essentiel, à l’os : tant pis si on relève ici ou là une hâte un peu brouillonne, tant pis si en cours de route on s’est sali les mains, pour autant qu’on ait l’ivresse. Juré, on l’a.

Jackal, de Thirault et Bingono (éditions Glénat, collection Flesh & Bones, 128 pages, 9,99€)

Nicolas Finet

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