Grand bouquin – et je ne dis pas « grand polar », qui pourrait laisser réduire le genre à autre chose qu’à de la littérature –, dont naguère j’ai entendu Tardi dire qu’il s’y collerait bien. C’est finalement Max Cabanes qui est passé à l’acte, avec pour comparse le propre fils du romancier disparu. Presque deux cent planches, somptueuses, intenses, brutales, pétries d’un bout à l’autre de ce que Manchette lui même avait écrit naguère à propos d’un roman d’Ellroy, Lune froide : une « épouvantable puissance d’arrêt ».
Évidemment, au-delà de la force inouïe des images, ce qui frappe d’abord, c’est la froideur apparente de la narration, une sorte de mise à distance clinique qui semble rapporter le récit, au moment où il se noue, à un « simple » enchaînement de faits bruts. Le genre rapport de police, abrupt et sans affect. Même quand ça cogne, et ça cogne beaucoup, pas de sentiments et pas davantage de superlatifs. Il n’y a ni les mensurations des personnages, ni la marque de leurs vêtements, ni le kilométrage des véhicules – mais il ne s’en faudrait pas de beaucoup.
Soit, donc, le début des seventies en France (précisément 1972, comme l’indique discrètement un calendrier des postes lorsque ça tourne vraiment vilain, vers la fin du livre) et une alliance hétéroclite de personnages à bout de souffle, ou pas loin, qu’unissent un solide nihilisme gauchiste et un projet cinglé : enlever l’ambassadeur des Etats-Unis. C’est cette histoire exactement, pas plus, pas moins, qui va être racontée ici, avec simultanément une économie de moyens radicale (le cœur du style Manchette) et une flamboyance visuelle (Cabanes, parfait) comme on n’en voit peu. Je ne déflore pas, pour ceux qui ne connaissent pas encore, mais enfin, vu la donne et les états de service de celui qui sert, on se doute que ça ne finira pas très bien.
La puissance d’impact de l’ensemble, phénoménale, tient beaucoup à la profondeur du travail accompli sur les personnages. Chacun d’eux (il y a aussi une femme dans les premiers rôles, peut-être la plus enragée de la bande, mais la dominante est tout de même nettement masculine) existe avec une profondeur et une densité rares, sans jamais verser dans le cliché ou la caricature facile. Même le flic de service, Goémond, crapule vaguement barbouzarde impeccablement profilée, est juste et vrai dans ses plus petites nuances – et jusque dans son feu d’artifice final, pas si éloigné du nihilisme cité plus haut.
Ce qui est formidable encore, c’est la méticulosité du portrait d’époque. Par exemple, page 140, l’un des ravisseurs affecté à la surveillance de l’ambassadeur lit pour tuer le temps, dixit le texte, « un roman de science-fiction usagé ». On ne le voit presque pas à l’image. Mais si on zoome un peu dans l’image, on s’apercevra que Max Cabanes ne s’est pas contenté d’une vague représentation générique. Ce que lit le personnage, parfaitement raccord avec la temporalité du récit, ce sont les Chroniques martiennes de Bradbury, dans la version Denoël d’époque. Où l’on rejoint le souci de l’exactitude documentaire telle que m’en parlait Tardi, encore, à propos de son travail sur la Grande Guerre : pas que ce soit une vertu en soi, non ; il n’y a pas de gloire à avoir su reconstituer un bouton de guêtre à l’identique. Cela tient plutôt de l’artisanat impliqué : « Si tu as la possibilité d’être juste, pourquoi s’en passer ? » Cabanes prolonge cet esprit-là dans une autre image. Page 117, dans une mémorable séquence de savatage de gueule, il prend soin de dessiner, en contre-plongée, le fer qui protège la semelle de chaussure de Goémond. Juste jusqu’à la pointe des godasses.
Un détail parmi mille autres, qui justifie haut la main la lecture sans réserve de ce grand livre. Les adaptations, on peut s’en méfier, mais ici pas la moindre mauvaise surprise. Le Nada de Max Cabanes et Doug Headline, version bande dessinée, est à la hauteur de celui de Manchette en littérature. Une tuerie, exactement.
Nada, de Cabanes et Manchette (éditions Dupuis, 192 pages, 28,95€)