Alex Varenne, 1939 – 2020

Tout début des années 70, quelque part en Normandie. Cette année, je rentre en sixième et je viens d’apprendre une nouvelle bluffante : au collège, on aura des cours de dessin. Des cours de dessin. Je n’ai pas exactement idée de ce que c’est au juste, des cours de dessin, vu que je n’en ai encore jamais suivi, mais la simple perspective que l’on puisse consacrer du temps d’école à une activité comme le dessin me laisse entrevoir un avenir délicieux dont je n’aurais pas pu, quelques semaines auparavant, seulement soupçonner l’existence.

Et les premières heures de cours avec celui que l’Éducation nationale a chargé de nous enseigner le dessin ne feront que me conforter dans cette première impression : les cours de dessin, c’est génial. Notre prof est posé, mince, élancé, la mise soignée, et ce qui impressionne surtout mon regard d’enfant, dans les premiers temps, c’est son élégance. Ce type-là a une classe folle. Il s’appelle Alex Varenne. Mais nous forcément, on l’appelle « Monsieur Varenne », avec cette nuance de respect dans la voix qu’un homme comme lui peut spontanément inspirer à des minots comme nous.

Mon compagnonnage avec Alex Varenne, à cette époque, durera quatre ans, de mon année de sixième à mon année de troisième. Je me souviens des cours de perspective, des exercices de portrait. Il est attentionné, disponible, bienveillant, il nous parle volontiers de peinture et dans mon for intérieur je ne cesserai, à chacune de nos rencontres hebdomadaires, de lui accoler cette idée d’élégance qui m’a tant marqué au début. Il faut dire qu’entretemps, à l’avoir vu ici ou là dessiner lui-même à notre intention, pour mieux nous faire comprendre telle ou telle nuance, telle ou telle technique, j’ai pu mesurer à quel point l’élégance, il la possédait à fond.

En quatrième, l’un des exercices de l’année consiste à développer un portrait en pied, dessin et couleur. Sujet libre. Et comme j’ai découvert l’année précédente le Pilote hebdomadaire de Goscinny, ébloui, j’ai décidé de copier un personnage de Druillet, époque Delirius. Monsieur Varenne est encourageant. Il ne me montre pas qu’il connait ce que j’ai choisi de représenter. Mais il me suggère, puisque je semble apprécier la bande dessinée, de jeter un œil à ce que publie un autre magazine du moment, peut-être un peu plus adulte que Pilote. Il s’appelle Charlie.

J’ignore quelle empreinte exacte ce genre de rencontre peut avoir sur un parcours de vie. Mais par la suite j’ai toujours eu le sentiment qu’Alex Varenne, pour moi, avait été là au bon moment.

Une quinzaine d’années après ma période collège, devenu plus ou moins adulte, je l’ai retrouvé, cette fois flanqué de son frère Daniel. À peine tournée la page des Nouvelles Littéraires, dont j’avais animé les rubriques bande dessinée, science-fiction et littératures populaires, j’avais, entre autres aventures de presse écrite, entamé une collaboration enthousiasmante avec (À Suivre), le magazine de bande dessinée où tout le monde voulait signer.

De leur côté, tout auréolés du prestige de leur magnifique série Ardeur initialement publiée par Charlie Mensuel puis L’Écho des savanes, Alex et Daniel entreprenaient dans (À Suivre) une nouvelle collaboration : Angoisse et colère, d’après Fritz Zorn. Je me souviens d’une belle interview quelque part dans le 9e arrondissement, où nous avions longuement parlé littérature et peinture, Daniel tout plein de son admiration éperdue pour Van Gogh, dont il préparait une biographie.

Par la suite, j’ai périodiquement revu Alex, seul, après qu’il ait professionnellement amorcé son virage vers les productions érotiques, pour tel ou tel article, telle ou telle expo – je me souviens d’une sympathique maison d’artiste rue Watteau (la peinture, décidément), moi qui vivait à deux pas, dans mon cher 13e arrondissement et ses chinoiseries. L’ancien élève de collège et l’ex-prof de dessin, cette relation épisodique, mais éminemment sympathique, me laissait quelquefois une impression d’irréalité, car toujours s’y superposait, à la marge, mon souvenir persistant de cet homme plus jeune, tout en élégance. Alex, quant à lui, n’avait jamais oublié son amicale bienveillance.

Aujourd’hui, alors qu’il vient de nous quitter, je me le rappelle avec émotion. Nous n’étions pas des amis, pas même des proches – mais peut-être est-ce encore mieux : pour toujours il restera mon prof de dessin. Je n’en ai pas eu d’autres ensuite, et c’est très bien ainsi. Salut, Alex.