Les Chroniques du DicoManga : Louvre félin

Mise en chantier depuis de nombreuses années avec une ribambelle d’auteurs européens de premier plan – Nicolas de Crécy, Enki Bilal, Étienne Davodeau, Marc-Antoine Mathieu, pour ne citer que ceux-là –, la collection des albums de bande dessinée consacrée au musée du Louvre avait commencé à s’ouvrir aux auteurs japonais voilà trois ans avec Jirô Taniguchi et ses Gardiens du Louvre. L’initiative s’est élargie cet automne avec le copieux (quelques 200 planches) premier tome d’un diptyque de Taiyô Matsumoto, Les Chats du Louvre.

On n’épiloguera pas ici sur les raisons de s’intéresser à cet artiste discrètement atypique, mais néanmoins majeur, dans le paysage de la bande dessinée japonaise ; les brillants états de service de Matsumoto, d’Amer béton à Number 5, de Gogo Monster à Ping Pong ou Sunny, parlent d’eux-mêmes. Mais on se réjouira d’emblée de le voir déployer son imaginaire si particulier dans les couloirs de la prestigieuse institution, pour littéralement s’en emparer et, du coup, livrer un récit tout à fait conforme aux canons de sa bibliographie.

D’entrée en effet, Matsumoto choisit de s’écarter de ce qui motive en général une visite au Louvre, c’est-à-dire son patrimoine artistique de réputation planétaire – il faut le voir éliminer en à peine plus d’une planche, en amorce de son histoire, la question ô combien symbolique de La Joconde, renvoyée sans fracas, mais sans ménagements non plus, au rayon des accessoires – pour se pencher sur l’envers du décor. L’envers du décor ? En d’autres termes la population invisible des félins de toutes origines qui, comme chacun sait (ou devrait savoir), sont les véritables occupants du musée. Et conséquemment ce qui en fait l’intérêt bien compris.

Dès lors, via une poignée de truchements sympathiques (l’une des guides du musée, un jeune employé fraichement embauché, un vieux gardien de nuit presque mutique) qui, à rebours de la plupart des visiteurs du musée, sont doués de la faculté de percevoir ou voir la fameuse tribu féline, l’essentiel de l’histoire consistera à découvrir, surprendre puis comprendre les mouvements secrets et parfois conflictuels qui agitent l’univers empreint de magie des chats du Louvre. Au fil d’une suite de va-et-vient entre le supposé « réel » et le monde secret qui affleure juste en dessous (le mot « secret » revient d’ailleurs comme un leitmotiv dans tous les titres de chapitres), les chats seront parfois montrés sous leur forme classiquement féline, d’autres fois dépeints sous des dehors presque humains.

 

Comme presque toujours avec Matsumoto, on est frappé par le singulier mélange de rudesse et de poésie de ses étranges histoires ; le banal étroitement entrelacé avec l’éblouissement, et cette manière si personnelle de faire partout affleurer le fantastique juste en lisière de l’ordinaire. Chacun connaît, pour les avoir vécus au détour du quotidien, ces moments subtilement dérangeants où, fugacement mais parfois avec insistance, il nous semble percevoir comme un mouvement, une présence, une essence, juste au-delà (ou en deçà) de notre champ de vision. Il se passe exactement la même chose dans nombre des livres de Taiyô Matsumoto – et celui-ci en fait partie.

De prime abord, on pourrait penser qu’il s’agit surtout d’une question de traitement des perspectives, tant Matsumoto, et c’est une constante de son style et de ses choix visuels, semble s’ingénier à tordre les lignes de fuite et les horizons, à discrètement les altérer, les fausser. Une technique graphique, en somme. Mais bien sûr, et là est une partie de ce qui fait sa singularité d’artiste, la forme n’est que la résultante d’une démarche essentiellement narrative. Ce qu’accomplit Matsumoto dans ses histoires subtilement gauchies, et je n’ai pas trouvé de meilleur équivalent pour vous l’évoquer, c’est ce qui se passe dans les histoires de SF lorsqu’on nous évoque les vertus paradoxales de la physique quantique, qui aboutissent à courber l’espace pour s’approcher, peut-être, de nouvelles dimensions, dissimulées juste au-delà de nos perceptions habituelles. Cet homme-là sait faire ça avec des images – et je ne suis pas certain qu’ils (ou elles) soient si nombreux à pouvoir ou savoir faire de même. Un travail de mage, en quelque sorte.

Deux observations, pour finir. Ou plutôt deux facettes d’un même constat. On ne peut pas ne pas remarquer à quel point ces chats du Louvre, lorsqu’ils nous apparaissent sous leurs traits humains, évoquent par leur étrangeté rampante la galerie de personnages composites qui sont les héros de Number 5. Je ne suis pas certain que Matsumoto en ait eu absolument conscience en créant cette histoire, mais la connivence qui à des années de distance me semble relier tous ces personnages, aussi différents soient-ils par ailleurs, m’a sauté aux yeux. Tout comme m’a sauté aux yeux le parallèle manifeste entre le microcosme qu’est ici le Louvre pour les félins qui s’y sont réfugiés et l’orphelinat un peu bizarre qui recueille les enfants hors-norme de Sunny. Un havre, un foyer. Une cache qui parfois peut prendre aussi l’aspect d’une prison.

Voilà assurément l’un des marqueurs des grands artistes ; la répétition obstinée des motifs, même inconsciemment. Et d’un livre à l’autre, quelque chose qui finit par faire œuvre. Celle de Matsumoto n’est pas à négliger.

Les Chats du Louvre – Premier tome, de Taiyô Matsumoto (Futuropolis / Louvre Éditions, 208 pages, 26€)

Nicolas Finet

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