Et aussi dans l’actualité : Urasawa, Kichka, Druart & Mau, Vivès

  • Mujirushi, le signe des rêves tome 1, de Naoki Urasawa avec Fujio Pro (Futuropolis / Le Louvre éditions, traduction Ilan Nguyên, 144 pages, 20€)

Largement amorcé avec des auteurs de référence comme Jirô Taniguchi ou Taiyô Matsumoto, l’ancrage asiatique (ou plutôt : japonais) de la collection consacrée au musée du Louvre par sa branche édition, Louvre Éditions, en partenariat avec Futuropolis, se poursuit avec une star : Naoki Urasawa, auteur entre autres de 20th Century Boys et de l’indépassable Monster. On connaît désormais l’exercice : dans le cadre d’une invitation en résidence, livrer l’espace du musée à l’imaginaire de l’artiste invité, laisser infuser puis récolter quelques temps plus tard une histoire plus ou moins longue, plus ou moins inspirée (inspiration magistrale en ce qui concerne Taniguchi et surtout Matsumoto, chroniqué sur ce même blog ici : https://nicolasfinet.net/les-chroniques-du-dicomanga-louvre-felin/), en l’espèce avec le concours des organes de prépublication au Japon desdits invités, puisque la presse y est encore une institution puissante, complémentaire de la parution des mangas en tankobons – équivalent local de nos albums.

Dans le cas d’Urasawa, c’est le bimensuel Big Comic Original des éditions Shôgakukan qui a prépublié Mujirushi, le signe des rêves durant presque six mois, avant que ne paraisse la version livre en librairie, quasiment simultanément au Japon et en France (où l’histoire paraît en diptyque, avec un second tome annoncé pour le mois d’octobre). Ce n’est assurément pas, disons-le, le plus grand livre de Naoki Urasawa. L’intrigue – pour ce qu’on peut en saisir au terme d’un volume inaugural qui fonctionne, à bien des égards, comme un chapitre d’exposition – paraît souvent brouillonne, le suspense un peu plat, les personnages n’évitent pas toujours la caricature et la traduction, dans son insistance à surligner certains tics de langage (« pardi », « sans façon », etc.) au prétexte du pittoresque du locuteur, n’emporte pas forcément l’adhésion.

Reste la narration en images, tout de même. Styliste d’une efficacité jamais prise en défaut, Urasawa s’y entend comme personne pour insuffler le mouvement à ses planches et faire danser ses personnages. Un sens du rythme qu’on lui sent naturel, sans forcer – ou comment rester un grand même avec une histoire sans beaucoup d’enjeux.

 

  • Falafel sauce piquante, de Michel Kichka (Dargaud, 88 pages, 21,90€)

En février 1974, Michel Kichka, jeune Belge de Liège d’origine juive qui avait découvert Israël et ses kibboutzim cinq ans auparavant s’y installe définitivement. Dans l’intimité de sa conscience, et sans que personne ne l’y ait poussé hormis l’actualité internationale d’alors et son envie d’aider, il s’est résolu à faire son alyah. Il n’a pas encore vingt ans. Plus de quatre décennies ont passé depuis lors et Kichka, toujours « laïc, juif à 100%, non croyant et tolérant » (je reprends ici les termes du communiqué de l’éditeur, mais pour avoir moi-même rencontré l’auteur et longuement parlé avec lui, je suis certain qu’ils sont justes), est devenu l’illustrateur et auteur que l’on sait, engagé sans faillir dans le collectif Cartooning for Peace. Sans pathos ni éclat, mais avec une honnêteté qu’on devine scrupuleuse, c’est son parcours qu’il retrace dans Falafel sauce piquante, depuis les premiers pas à Tel Aviv du jeune naïf qu’il est alors – tout l’intrigue et le surprend, avec une candeur souvent drôle, à commencer par le tutoiement généralisé et l’emploi systématique du prénom entre Israéliens – jusqu’à la période d’aujourd’hui, qui le dépeint en grand-père épanoui. Évidemment, il faut avoir un peu d’intérêt envers le monde contemporain pour s’immerger dans l’album avec bonheur – ce n’est pas les Avengers et la chronique que tient Michel Kichka ne compte aucun super-héros. Mais c’est graphiquement de bonne tenue et bourré d’infos et d’anecdotes bien vues, sans oublier le parcours humain d’un individu qu’on sent sincèrement généreux, pacifique et bien disposé envers ses semblables. Moi personnellement, qui ne suis désormais plus très loin de la misanthropie brute, ça continue à m’épater chez les autres, pareille disposition d’esprit – alors rien que pour ça, chapeau, Michel.

  • Tout le plaisir est pour moi, d’Olivier Mau et Fred Druart (Glénat, 200 pages, 22,50€)

C’est le nom du scénariste, familier, qui a attiré mon attention. J’avais repéré il y a quelques années deux one shots successifs signés d’Olivier Mau (Achevé d’imprimer en 2006, puis Au revoir Monsieur deux ans plus tard, mis en images par Rémy Mabesoone), qui m’avaient l’un et l’autre paru recéler cette forme de noirceur grinçante, presque ironique, qui fait souvent les bonnes histoires. D’où mon élan vers Tout le plaisir est pour moi, dessiné par Fred Druart, avec en couverture son paysage de neige et sa promesse de sang. Je n’ai pas été déçu. Vers la fin 1890, il n’y a probablement pas plus sinistre sur Terre que les terres désolées du Dakota, non loin des Badlands de si sombre réputation. C’est là que cette histoire commence, par la traque d’un Indien halluciné pris de folie homicide. Presque tous ceux de son monde sont morts ou parqués dans des réserves, le massacre de Wounded Knee s’annonce, alors… Pourtant, c’est un officier français un peu gomeux, féru de littérature et adepte de la savate, arrivé là dans les bagages de « Peau d’Ours », surnom local du général Miles, qu’on va lancer sur les traces du fugitif. Pour le seconder (mais en réalité mener la traque), un autre Indien, Aigle Rouge : rien moins que le propre frère de l’homme à abattre… La violence brute, bestiale, est partout au fil des pages de ce récit puissant, sculptée par un noir et blanc sans apprêts, lui aussi brutal. Il n’y a pas d’échappatoire, pas d’espoir non plus au bout de la route, seulement l’assurance qu’en Amérique comme ailleurs, on ne peut pas s’abstraire de la part maudite de l’humaine condition. Une histoire noire et rouge – et à la fin ce sont les Blancs qui gagnent, évidemment.

  • Petit Paul, de Bastien Vivès (éditions Glénat, collection Porn’Pop, 176 pages, 12,90€)

J’avoue ne pas avoir pris la peine de faire le tour de ce qui s’est récemment publié dans les médias à la sortie de Petit Paul, la récente bande dessinée explicitement pornographique de Bastien Vivès prise à partie par un collectif de censeurs – et conséquemment retirée de la vente par les libraires Gibert et Cultura. Et ne pas avoir davantage l’intention de le faire, tant « l’affaire » sent à plein nez le retour de l’ordre moral, si patent ces jours-ci tout autour de nous, tous registres confondus. J’ai déjà écrit ici, à propos de la précédente sortie comparable du même Bastien Vives (La Décharge mentale, paru aux Requins Marteaux dans la si bien nommée collection « BD Cul », dont on retrouvera la chronique ici : https://nicolasfinet.net/rires-et-saillies/), à quel point j’avais trouvé réjouissante sa manière particulièrement inspirée de revisiter les tics et codes et situations de la pornographie, avec une outrance si plein d’allant qu’évidemment – pour autant qu’on goûte ce genre d’esprit, et a contrario je peux parfaitement me représenter qu’on puisse ne pas le goûter – la joie de s’en délecter était en proportion, énorme. Je n’ai pas changé d’avis – et qui plus est je porte exactement le même regard sur Petit Paul, si manifestement conçu pour faire rire qu’on ne peut pas sérieusement prétendre s’offusquer, au nom de d’on ne sait quelle morale tordue, d’un travail qui a tout à voir avec la grosse pochade et rien, évidemment rien, avec la pédopornographie. Il y a dans l’air du pastiche de Martine, avec ce format de petits fabliaux aux titres faussement anodins (« Petit Paul à l’anniversaire de Mohamed », « Petit Paul et la cérémonie du thé », etc.) qui à eux seuls ont déjà comme un air de transgression. Laquelle est toujours salutaire, comme chacun sait. Et on conclura comme toujours dans ce genre d’affaire : Petit Paul vous dérange ? Mais ne le lisez pas, chers amis ! Et n’allez pas prétendre qu’il pourrait tomber par inadvertance en de chastes mains trop jeunes pour approcher pareilles turpitudes : chaque exemplaire du livre est blisterisé et la mention « pornographique » mentionnée en gros caractères bien visibles sur le sticker de couverture. Après ça…

Nicolas Finet

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