La Chine par la bande

Et la meilleure bande dessinée chinoise de l’année est… à 50% francophone ! Et encore, j’atténue, vu que Yan Lianke, le brillant auteur chinois dont le roman sarcastique Servir le peuple (publié chez Philippe Picquier) est ici remarquablement mis en images par le dessinateur français Alex Inker, n’a sans doute pas mis personnellement la main à cette adaptation. Disons plutôt 70%, pour ne pas dire davantage. C’est une bonne chose, bien sûr, pour l’heureux éditeur de ce livre très réussi dans le fond comme dans la forme, Sarbacane. Mais quel dommage, quelle tristesse même pour la Chine et ses multitudes d’auteurs talentueux (le réseau des écoles d’art chinoises est l’un des plus remarquables au monde et les surdoués du dessin, en général formés « à l’ancienne » aux canons des Beaux-Arts, y pullulent littéralement), condamnés à attendre des initiatives comme celle-ci pour voir reconnue et saluée une œuvre du cru.

Il faudra un jour que quelqu’un d’un peu outillé explique sérieusement aux professionnels chinois de l’édition de bande dessinée, éditeurs et auteurs (j’ai eu moi-même à maintes reprises ce type de conversation avec des interlocuteurs chinois intelligents, mais il y a toujours un moment où ça bloque, parce que forcément, devoir admettre que tout ceci relève de l’attirail d’une dictature…), qu’il n’y a pas d’issue créative crédible dans la sempiternelle reprise illustrée, sans enjeu ni substance, des grands classiques de l’imaginaire chinois (Le Voyage vers l’ouest, Au bord de l’eau, Les Trois royaumes et autre Rêve dans le pavillon rouge, les seuls à paraître garants, aux yeux des censeurs locaux, d’une certaine innocuité idéologique), certes admirables, mais bon, au bout de la quatre millième déclinaison sans surprise aucune, ça va, on a compris. Et que la bande dessinée de là-bas, pour s’épanouir de manière durable et intéressante pour tous, ne pourra pas faire l’économie d’un minimum de liberté de penser et d’écrire en images.

Car bien entendu, une telle interprétation de Servir le peuple en Chine même aurait été parfaitement impossible. Trop « pornographique ». Trop licencieuse. Trop provocatrice. Trop ironique. Trop excessive. Trop mauvais esprit. Yan Lianke, auteur du roman de référence, réside certes toujours dans son pays. Mais ses écrits, eux, n’y sont plus publiés du tout. C’est-à-dire censurés. Et il lui faut désormais, liberté paradoxale, compter sur des prix et des distinctions décernés à l’étranger (par exemple le Prix Franz Kafka en 2014 ou le Man Booker International Prize dont il a plusieurs fois été finaliste) pour voir son œuvre et son talent internationalement reconnus. Servir le peuple version Inker et Sarbacane connaîtra-t-il pareille faveur ? Voyons ça.

Petit Wu, l’anti-héros paradoxal de cette drôle d’histoire, ne vit sa petite vie de conscrit exemplaire que pour une chose : servir le peuple en redoublant d’efforts, seule manière de s’élever dans la hiérarchie et ainsi de s’assurer une vie meilleure. Sa rectitude politique exemplaire lui vaudra d’être affecté au service d’un colonel de l’Armée populaire de libération. Puis de sa femme, beaucoup plus jeune et qui s’ennuie fort lorsque l’époux est envoyé à Beijing en mission de longue durée. On soupçonne même qu’elle s’ennuie depuis toujours, le colonel ayant subi naguère à l’entrejambe, pendant sa jeunesse combattante, certaine blessure humm… incapacitante.

Ce qui devait arriver arrive, bien sûr : « Allez ! Déshabille toi ! Sers le peuple ! Fais-le ! Fais-le ! », intime la volcanique épouse à Petit Wu. Qui ne se fera pas prier davantage pour s’abandonner à une frénésie des sens où le sexe, l’alcool et la nourriture, autrement dit la chair dans tous ses états, occupent une place centrale. Même les symboles politiques les plus révérés – le portrait de Mao, ses citations encadrées dans la chambre, les statuettes qui le représentent et jusqu’au petit livre rouge – n’y résisteront pas, dans un élan destructeur irrésistible et évidemment salutaire. Du coup, ultime pirouette, la femme du colonel se retrouve miraculeusement enceinte et Petit Wu est lui-même décoré de l’ordre du mérite (au troisième degré). Si ce n’est pas sarcastique, ça…

Alex W. Inker, qui s’améliore de livre en livre (on lui devait déjà chez le même éditeur Apache puis Panama Al Brown), se joue avec aisance et un plaisir manifeste de l’imagerie chinoise, dans une chromie particulièrement réussie. L’un des livres les plus passionnants du moment et une nouvelle démonstration qu’en matière chinoise, c’est encore dans les régions extérieures à l’empire (hier Simon Leys, ou plus récemment La Bataille de Yashan que j’ai chroniqué ici même – https://nicolasfinet.net/song-contre-yuan-la-bataille-de-yashan/ – signé d’un artiste chinois installé en Suède, Bo Lu) qu’on travaille le mieux. Sans entraves.

Servir le peuple, de Yan Lianke et Alex W. Inker (Sarbacane, 202 pages, 28€)

Nicolas Finet

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