Tourmenté à Phnom Penh (2005)

Le Puéril Jaune est un petit livre que j’ai édité à compte d’auteur à 500 exemplaires à la toute fin de l’année 2005, afin de partager avec amis, confrères et connaissances une série de petites histoires authentiques vécues au fil de mes voyages en Asie et au cours desquelles, dans la plupart des cas, je suis ridicule ou à côté de la plaque. D’où le sous-titre : Carnets d’un blanc-bec en Extrême-Orient. Je me suis également servi de ce petit volume comme carte de vœux de fin d’année. Voici les quelques lignes qui servaient de préambule à l’ensemble lors de sa publication initiale :

Je voyage assidûment en Asie orientale depuis deux bonnes décennies. Je suis plus ou moins de là-bas, je crois. Du coup, j’ai (souvent) la faiblesse de m’y sentir (un peu) chez moi. Des rives chinoises de l’Amour jusqu’à l’équateur balinais, de la grande plaine birmane aux contreforts du Mont Fuji, j’y ai vécu toutes sortes d’histoires, tour à tour drôles, bizarres, ridicules, émouvantes, quelques-unes même quasiment exceptionnelles. En voici quelques échos. Ceux qui me comprennent savent de quoi je parle.

J’espère que vous prendrez autant de plaisir à les lire que j’en ai ressenti à les écrire •

 

Si vous avez un jour parcouru une brochure touristique consacrée au Cambodge, on vous a forcément fait l’article : le sourire khmer. Le célèbre sourire khmer. Lumineux, fulgurant, imparable.

Eh bien tout est vrai. On n’exagère pas l’intensité renversante du sourire des Cambodgiens. Au Cambodge, il est là partout, omniprésent. À chaque coin de rue, du soir au matin. Incroyable, éclatant, généreux. Chez tout un chacun. Comme une promesse de gentillesse et de bonheur, réitérée à l’infini.

Les rares photos connues de Pol Pot, par exemple, le montrent presque toujours avec ce bon sourire-là.

Voilà bien qui me chagrine, voilà bien le mystère. D’où vient que les femmes et les hommes d’ici, éperdus de ce merveilleux sourire authentique et millénaire, aient collectivement signé, voilà une génération à peine, l’un des plus effarants massacres de l’histoire humaine ?

***

Phnom Penh, avril 2005. Trente ans exactement après la silencieuse et funeste entrée des Khmers Rouges dans la capitale cambodgienne, Séra est de retour dans sa ville natale.

Séra est un talentueux auteur de bande dessinée, de ma génération. Il est métis, franco-cambodgien. On l’accueille ici, en ce printemps 2005, pour y présenter une partie de son travail dans le cadre d’une belle et grande exposition monographique que lui consacre le Centre Culturel Français.

Je l’y ai accompagné, à la fois par amitié, parce que son œuvre m’intéresse, et parce que les hasards de ma vie vagabonde ont une fois de plus conduit mes pas au cœur de cette cité émouvante et terrible.

Ni l’un ni l’autre, au fil de ces journées d’avril, ne savons très bien comment appréhender ce souvenir Khmer Rouge.

Car personne ici, au sein des institutions du Cambodge d’aujourd’hui, ne semble s’être vraiment soucié de “commémorer” le 17 avril 1975 et les événements qui ont suivi.

Et pourtant, diffus et obsédant parce que toute la ville en porte toujours physiquement l’empreinte, le souvenir en est partout présent.

 

Bien sûr, on connaît l’Histoire et le déroulement des faits, tels que chercheurs et historiens les ont progressivement documentés.

L’idéologie. Le contexte géopolitique de l’époque. La folie avérée d’une poignée d’individus. Le poids, peut-être prépondérant, d’une puissante pulsion de mort collective, que l’on dirait enkystée dans la longue histoire des Khmers.

Mais comment s’en contenter ?

Comment parvenir à comprendre et décoder ce qui s’est passé au juste ?

Saisir, ne serait-ce qu’un instant, quel au-delà de l’humain a bien pu se déployer ici ?

Dans les environs de Siem Reap vers 1977 / 1978, au plus fort de la folie Khmer Rouge, les exécutants du régime, chargés de liquider les opposants, les traîtres et les déviants, interrompaient leur déjeuner pour aller tailler un morceau de branche de latanier. Puis, munis de cette branche, garnie naturellement de barbelures si dures qu’on l’appelle “la scie khmère”, ils s’en allaient choisir l’un de leurs prisonniers du moment et le découpaient vif par le milieu de l’abdomen, d’un bon coup de scie khmère. Suite à quoi ils s’en retournaient tranquillement terminer leur repas. On ne me surprendrait pas en me révélant qu’ils arboraient aussi leur beau sourire.

 

Bien des années après mon premier séjour au Cambodge, après tant de voyages ici, je n’ai toujours pas éclairci l’énigme du sourire khmer.

Ce gentil monsieur tout simple qui vend ses cigarettes à Séra pourrait-il avoir été l’un des bourreaux qui devançaient les désirs et les directives de Pol Pot, le “frère numéro un” ?

Ce jeune conducteur de moto, si timide, aurait-il pu être l’un de ces soldats désœuvrés qui jetaient en l’air des nourrissons pour les regarder, en retombant, s’embrocher sur leurs baïonnettes ?

Et cette très jeune fille, dans sa tenue d’écolière si sage, pourrait-elle un jour, devenue adulte, avoir l’idée de se servir de la scie khmère contre celles et ceux qui ne lui reviennent pas ?

Je n’ai pas la réponse à aucune de ces questions. Je ne l’aurai jamais.

 

Mais j’aime assez ce pays et ses habitants pour essayer d’y utiliser à bon escient le témoignage de mes sens.

À Phnom Penh en 2005, en dépit de tous les progrès accomplis au cours de la dernière décennie —et ils sont nombreux—, j’ai revu les mêmes bataillons de malheureux broyés par la misère.

Et juste sur le trottoir d’en face, j’ai vu aussi s’étaler complaisamment la corruption, les palais, les 4X4 flambant neufs et les gardes du corps des hauts fonctionnaires et du personnel politique local, acharnés à se payer sur la bête avec une avidité, un sentiment d’impunité et une absence de scrupules qui parviendraient presque à faire honte aux plus dévoyés des dirigeants africains.

Exactement comme dans le Cambodge des années 60 et 70.

Objectivement, cela s’appelle recréer les conditions d’émergence d’une nouvelle catastrophe. Car dans le même temps, toujours dans le Cambodge d’aujourd’hui où la moitié de la population a moins de quinze ans, deux cent mille jeunes adultes arrivent tous les ans sur le marché du travail, pratiquement sans aucun espoir de décrocher un “vrai” boulot, quel qu’il soit. La plupart de ces jeunes, compte tenu des déficiences du système éducatif, n’ont aucune connaissance du sanglant épisode Khmer Rouge. Aucune. Mais ils sauraient très bien, en revanche, de quelle manière se mettre en colère pour de bon, et le manifester violemment.

 

Essayons juste de garder le sourire, après ça.

Nicolas Finet

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