Un fantôme dans la machine

Pour connaître un peu Thierry Smolderen, acteur et observateur de longue date de la bande dessinée d’ici – et accessoirement, ce que presque personne ne relève jamais, l’un des tous meilleurs scénaristes de la scène française du 9e art –, je vois bien ce qu’il fait, Smoldo, en tout cas lorsqu’il officie comme ici avec le non moins talentueux Alexandre Clérisse : par icônes pop interposées, il joue au jeu des décennies. Soit, si on récapitule chronologiquement leurs états de service en commun : les années 50, à travers l’évocation discrète et érudite de celui qui fut l’un des plus grands littérateurs de la SF américaine de cette époque, Cordwainer Smith (Souvenirs de l’âge de l’atome, 2013) ; puis les années 60, avec L’Été Diabolik en 2016, fantaisie estivale faussement légère où plane l’ombre portée de l’un des héros les plus dingues de la bande dessinée populaire italienne ; et voici maintenant les années 80, avec le non moins bluffant Une année sans Cthulhu, qui explore avec une ardeur intacte le monde des jeux de plateau et des toutes premières incarnations du jeu vidéo.

Car évidemment, le Cthulhu dont il est question, s’il est bien celui de Lovecraft, n’est pas exactement celui des livres. Ici c’est un emblème, un symbole : la figure effrayante dont se sont emparés les jeux de rôles qui se sont mis à proliférer ces années-là, tandis que ce que l’on appelait « l’informatique personnelle » (je vous laisse méditer, pour ceux qui seraient arrivés après, l’intensité vertigineuse du concept : l’informatique personnelle…) commençait tout juste à prendre son essor.

Normalement, pour tenir correctement son rang, il faut que ça tape, Cthulhu. Et en effet, après s’être collectivement fait frissonner avec son jeu de plateau, la petite bande de lycéens installée au centre de cette histoire, typique de la province française de l’époque, va bientôt apprendre à flipper pour de bon. Un carnage familial, un vrai, très sale et très soudain, met sens dessus dessous la petite ville où d’ordinaire la jeunesse traîne son ennui, et d’autant plus âprement que ces grands ados, dépositaires d’un certain nombre de petits secrets locaux pas toujours très reluisants, se retrouvent bientôt en ligne de mire de l’enquête criminelle qui s’enclenche.

Je ne vais pas vous spoiler l’histoire, qui mérite largement qu’on se laisse capter – pour ne pas dire égarer. Expert en faux-semblants et en flash-backs qui sont autant de pistes truquées (je sais que, grand lecteur de SF lui aussi, il a fréquenté les univers dickiens), Thierry Smolderen se délecte à nous immerger dans une intrigue touffue, dont chaque couche additionnelle paraît déboucher sur de nouveaux abîmes. Comme dans toute bonne histoire à énigme, ce qui compte vraiment à l’arrivée n’est pas tant la résolution de l’intrigue que la peinture d’un climat, la construction d’une atmosphère. Mission accomplie haut la main par l’excellent Alexandre Clérisse, qui à l’expérience et à l’inspiration ajoute l’avantage, indéniable, d’être générationnellement très proche (il est né en 1980) de l’époque dépeinte ici.

Fidèle au « style atome » mis en place dès sa première collaboration avec Smolderen, le dessinateur se montre, au fil des albums, toujours plus assuré dans la mise en œuvre de cet univers puissamment symboliste, où sa maîtrise des couleurs et des contrastes se déploie avec éclat. L’esthétique rétrofuturiste opère plein pot : le choc entre l’insouciance et la légèreté apparentes des images, la noirceur des situations et les élans les plus troubles de la psyché humaine agit comme un précipité irrésistible.

J’ai souvent dit et écrit ici ou là à quel point j’avais détesté avec ferveur les insupportables années 80, décennie vulgaire, factice et vaine dont la presque totalité de la production culturelle est à mes yeux bonne à jeter, tous pays confondus – et à la notable exception, mais j’ignore pourquoi, de la bande dessinée (et de quelques auteurs de littérature, essentiellement anglo-saxons, Gibson ou Auster, par exemple, et bien sûr Ballard, forcément impérial). Même si j’ai personnellement été, à l’époque, tout à fait imperméable à la séduction des jeux de rôles ou d’arcade, je dois néanmoins reconnaître que Thierry Smolderen, Alexandre Clérisse et la lecture d’Une année sans Cthulhu sont (presque) parvenus à me donner la nostalgie de ces années-là.

Trop fort.

 

PS qui n’a rien à voir, mais quand on me parle SF, forcément… : lisez ou relisez Cordwainer Smith et Les Seigneurs de l’Instrumentalité. Un peu daté dans la forme, mais quel imaginaire !

 

Une année sans Cthulhu, de Thierry Smoderen et Alexandre Clérisse (Dargaud, 176 pages, 21€)

Nicolas Finet

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