Une histoire de Janis Joplin

Un an après avoir évoqué Woodstock chez Robinson et quelques mois après mon essai sur David Bowie au Castor Astral, voici (dès le 16 septembre 2020 en librairie) un nouveau livre à la confluence de la musique et de la bande dessinée, cette fois chez Marabout / Hachette et toujours en compagnie du talentueux Christopher (les couleurs sont signées Degreff). Il raconte l’histoire météorique et tragique de la première rock star féminine, Janis Joplin, et à mes yeux ne pouvait avoir qu’un titre : Love Me Please.

 

Des mois durant et à un demi-siècle de distance, j’ai peu à peu exploré l’intimité d’une jeune Américaine née au Texas au cœur de la Seconde Guerre mondiale – et qu’auparavant je n’avais entrevue qu’à travers l’écheveau serré des mythes et des clichés qui ont forgé en Occident l’imaginaire culturel de plusieurs générations de jeunes gens, dont la mienne.

Janis Joplin.

 

Quel qu’en soit l’objet, l’exercice biographique est par essence une entreprise passionnante. Mais c’est aussi, à bien des égards, une expérience étrange et déconcertante. Car, pour désormais la connaître un peu mieux, je ne suis pas si certain qu’à titre personnel j’aurais à ce point goûté la compagnie de Janis Joplin au cours de sa si courte existence, pour peu qu’il m’ait alors été donné de la rencontrer. Ramenarde, grande gueule, égotique compulsive, capricieuse : voilà exactement la conjonction de traits de caractère qui, dans la vraie vie, m’incitent par principe à passer au large. Ou, pour le dire autrement : je suis à peu près persuadé qu’elle m’aurait beaucoup exaspéré.

Sauf qu’une Janis Joplin, j’en ai personnellement connu une – en tout cas une version très approchante –, toute pareille à ce qu’avait sans doute été la vraie Janis des années cinquante finissantes, c’est-à-dire à ce moment singulier de la vie, entre la fin de l’adolescence et l’orée de l’âge adulte, où commence à éclore, pour de bon, ce qui fera de vous l’être humain que vous allez devenir. Kathy, appelons-là Kathy, avait de Janis Joplin l’accoutrement complet de sa période star consacrée – les bracelets sans nombre, les plumes dans les cheveux, les colifichets, le goût du mauve et des violets, le patchouli facile, autant d’attributs auxquels incitait cette époque pas toujours mesurée ; mais surtout, surtout, un tempérament.

De la faconde, une énergie folle et volubile, un plaisir manifeste à se mettre en scène, pas le moindre sens des convenances et un côté rentre-dedans qui ne s’interdisait a priori aucune audace, surtout les plus énormes ; et, tout comme Janis encore, un physique de prime abord peu valorisant qu’elle avait peu à peu appris à dompter. Le charme de Kathy, sa beauté parfois, était de ceux qui se forgent au prix d’une volonté opiniâtre : le produit d’un mental, sans aucun doute.

 

De la fréquentation de cette Kathy-là, je conserve ce qui m’a suivi et souvent inspiré au fil de l’écriture de Love Me Please : un sentiment ambigu, composite, nourri d’une forme récurrente d’agacement, mais aussi d’une affection véritable, qu’il m’arrivait même de convertir ici et là en admiration réelle. Mais comment pouvait-on, me disais-je alors parfois, être si dépourvu(e) d’interdits ou d’inhibitions qu’on pouvait tout dire et tout oser, à la face du monde et fuck the police ?

Depuis, la maturité (ou ce qui m’en tient lieu) venue, j’ai sans doute un peu mieux capté ce qu’avaient pu être, dans le contexte particulier de cette époque éruptive, les véritables ressorts de cette jeune femme si constante et affirmée dans ses élans. Comme Janis, Kathy se dédiait presque entièrement à une quête d’amour éperdu, quelle qu’en soit la forme pourvu qu’il se pare d’un peu d’authenticité. J’espère pour elle, vraiment, qu’elle l’a rencontré. Et c’est finalement avec un sentiment de tendresse que me revient le souvenir de ses épanchements, pour ce qu’ils étaient à coup sûr : profondément sincères.

 

Passées nos jeunes années, j’ai vite perdu de vue Kathy et j’ignore si elle a développé, ou pas, une forme de sensibilité ou d’accomplissement artistique. C’est exactement là, bien sûr, que la comparaison prend fin ; la trajectoire de Janis Joplin est tellement américaine, tellement enchâssée dans son époque, que tout parallèle avec une vie française, quelle qu’elle soit, trouve vite ses limites. Pourtant l’empreinte de la Kathy de mon histoire, si pétrie de sincérité et du besoin viscéral d’être aimée, ne m’a plus quitté tout au long de l’écriture de Love Me Please, pour ce qu’elle dit d’une certaine désespérance au tournant de l’adolescence – et de sa persistance par-delà les générations.

Le reste ? Le reste est une pure histoire de musique, bien sûr – d’où mon empathie pour le personnage. Comme Janis, je crois ressentir et peut-être comprendre la matrice noire de cette musique américaine qui est à la source de presque tout ce que nous aimons écouter. Elle l’avait capté au ras du trottoir chez elle, au Texas, moi je l’ai saisi dès que j’ai appris, à travers Peter Green (Hellhound On My Trail), les Stones (Stop Breaking Down) et d’autres qu’avait existé quelque part en Amérique un musicien nommé Robert Johnson – je me suis efforcé de le raconter il n’y a pas si longtemps, entre Memphis, Helena, Clarksdale et Greenwood, dans mon film documentaire Mississippi Ramblin’.

Le blues, une fois pour toutes.

Et que m’importent les sottises qu’on a pu dire ou écrire à propos du chant de Joplin, à qui il a parfois été reproché d’être « fabriqué ». Tous les artistes quelle que soit leur discipline, peinture, musique, théâtre, littérature, etc., procèdent ainsi, en s’imprégnant des techniques et motifs mis au point par leurs maîtres, leurs senseis, pour ensuite en livrer leurs propres interprétations. Et je vous échange illico douze barils de n’importe quelle autre tradition musicale contre les quatre minutes vingt et quelque de Turtle Blues, cette affirmation féministe bien avant l’heure.

Pour vous rafraichir la mémoire, c’est là : https://www.youtube.com/watch?v=-B41dXQp6Bw

Un point c’est tout.

 

Gratitude sans réserve à l’ami Christopher, sans qui rien de tout ceci, etc.

Et remerciements émus au grand Gilbert Shelton, qui nous a offert une préface précieuse, et à Madeleine DeMille, qui nous a permis d’adresser un clin d’œil amical et souriant à l’inestimable Ray Banana – sans qui nous ne serions rien. NF

 

PS : au printemps 2021, le livre aura aussi la chance d’être édité aux États-Unis (merci Sylvain Coissard). Chic.

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Et en guise de post-scriptum (au 1er octobre 2020) : mais que diable Ray Banana est-il bien venu faire dans une histoire de Janis Joplin ?

Ça se passe exactement là, page 81.

Alors voilà : j’explique. En fouillant dans la vie de Janis Joplin pour les besoins de l’album Love Me Please alors en préparation, je tombe, assez vite, sur l’un des personnages marquants de son adolescence à Port Arthur, Texas. Un copain de collège, un poil plus âgé qu’elle – il a seize ans lorsqu’elle fait sa connaissance via la troupe de théâtre amateur qu’ont formée sur place une petite bande de collégiens, elle tout juste quatorze –, et qui va avoir sur elle une empreinte décisive. Jim Langdon, c’est son nom, jouera auprès de l’adolescente qui s’éveille alors à la sensibilité artistique le rôle d’un mentor, à mi-chemin de l’inspirateur et du grand frère.

Langdon est une sorte de touche-à-tout inspiré et plutôt doué, sans doute assez charmant à l’époque. Il n’est pas impossible que Janis ait aussi été amoureuse de lui – mais je ne suis pas parvenu à savoir s’ils avaient été amants, et de toute façon ce n’est pas très important. Ce qui compte est qu’ils aient eu, l’une avec l’autre, une vraie relation comme on peut les avoir à cet âge de la vie : sincère, entière, faite d’une confiance réelle et profonde, d’un intimité véritable.

Un peu musicien, féru de littérature et d’à peu près tout ce qui ressemble même d’assez loin à une culture alternative, Langdon est l’un des leaders du petit groupe de copains de collège, puis de lycée, auquel la toute jeune Janis Joplin va s’agréger dès qu’elle les rencontre, presque tout de suite. Il n’y a que des garçons dans cette petite troupe qui, par ses goûts et ses pratiques artistiques différentes, s’efforce de s’affranchir des conventions sociales et sexuelles dominantes dans un environnement aussi rude et peu épanouissant, culturellement parlant, que le Texas profond de l’époque. Janis est l’unique fille de la bande et d’emblée en rajoute, déjà, dans l’affichage pseudo-viril (alcool, jurons, fanfaronnades diverses) dont elle fera par la suite une sorte d’étendard de sa féminité singulière. « Un mec parmi les mecs », comme le noteront par la suite les rares témoins qui ont pu l’observer « en situation » si l’on peut dire, en train d’élaborer sa future personnalité d’adulte.

Alors qu’ils avancent en âge, les trajectoires de Joplin et de Langdon, qui ont l’un et l’autre quitté Port Arthur pour aller s’installer à Austin, plus attractive, plus universitaire et culturellement plus motivante, divergent peu à peu. Janis laisse s’épanouir son attrait pour la musique, tandis que Jim affirme davantage sa sensibilité littéraire.

Comme bon nombre des garçons de cette génération et des suivantes, qui ont posé le cadre de leurs ambitions exactement là, à la croisée de la chose écrite, de la musique et de la culture, Jim Langdon va devenir journaliste. Le journal qui l’accueille est le quotidien du cru, l’Austin Statesman. Et comme Langdon a de la suite dans les idées, il y crée une rubrique musicale, qu’il intitule « Nigh Beat ». Pas mal vu, car « Nigh Beat » (qui s’appellera plus tard, une fois bien installée dans les habitudes de lecture du journal et la notoriété acquise, « Langdon’s Nightbeat ») lui permet de ratisser large – folk, blues, jazz, etc. – et de rester à l’affût de tout ce qui sonne un peu nouveau. Et c’est cette chronique, Langdon aux manettes, qui jouera un rôle assez décisif début 1966 pour remettre Janis Joplin en selle, sur les rails de la musique qu’elle aime vraiment, alors qu’elle est revenue vivre à Austin, pour toujours pense-t-elle, après un premier et calamiteux séjour de longue durée en Californie.

Voilà pour le décor. Mais c’est à travers une image, finalement, que s’est établi un lien avec Ray Banana. Car en cherchant de la documentation de référence – la maison est sérieuse, ou en tout cas s’y efforce –, je tombe sur le portrait photographique qui sert d’illustration et de signature à la rubrique, comme c’est souvent le cas dans la presse de l’époque. Voici cette image.

Du coup, on comprendra mieux pourquoi le lien avec la figure de Ray Banana s’impose, surtout dans le cadre d’une Amérique début sixties toute proche de celle qu’a dessinée Ted Benoit (1947 – 2016). L’ami Christopher étant tout aussi sensible que moi à l’univers de ce grand artiste, hélas disparu voilà quatre ans presque jour pour jour, ni une ni deux nous portraiturons Jim Langdon en alter ego de Ray Banana, avec la bénédiction de Madeleine DeMille, qui détient aujourd’hui les droits du personnage. Qu’elle en soit ici à nouveau chaleureusement remerciée. Et, comme disait quelqu’un, c’est ainsi que Ray est grand.