(À Suivre) 1978 1997 Une aventure en bandes dessinées – Chapitre 2 : Une équipe qui gagne

(À Suivre) du numéro 41 (juin 1981) au numéro 73 (février 1984)

 

a suivre

(À Suivre) s’installe avec bonheur et gourmandise dans sa légende toute neuve. Le magazine a su imaginer, incontestablement, une formule inédite au sein de la presse de bande dessinée. C’est encore l’époque où tout paraît possible, toutes les audaces, toutes les expérimentations. La revue n’est pas encore un simple outil à formater de futurs albums, et nombre des auteurs qui constitueront dès lors l’ossature d’(À Suivre) ont rejoint le noyau d’origine : Boucq, Ferrandez, Schuiten et Peeters, Bourgeon, Rochette, Loustal… Une équipe de rêve.

 

Au tout début de ces années 80 qui seront si fécondes pour la bande dessinée, il est manifeste que Casterman a déjà gagné l’audacieux pari du lancement d’(À Suivre). Le magazine a su fidéliser rapidement un important lectorat, toute la profession scrute à la loupe la moindre des innovations du mensuel, et la création d’un solide catalogue de bande dessinée, qui constituait depuis l’origine l’un des objectifs prioritaires de l’éditeur, est très largement amorcée. Un critique séduit par les albums issus des pages du magazine a même qualifié la maison de Tournai de « Gallimard de la bande dessinée ».

Bref, la belle machine qu’est devenue (À Suivre) tourne désormais à plein régime. À la limite, les seuls problèmes sont d’ordre interne. « Il est vrai que nous avons eu, pratiquement dès l’origine, quelques soucis relationnels avec une partie des dirigeants de la maison, se souvient Didier Platteau, alors directeur délégué du titre. L’irritation était récurrente sur deux sujets : l’érotisme et la religion. Pour certains de nos interlocuteurs, c’était un emportement sincère, une vraie souffrance qu’on pouvait d’ailleurs comprendre : la naissance d’(À Suivre) avait conduit cette entreprise très traditionnelle qu’était Casterman à intégrer de nouvelles valeurs de façon très soudaine, très brutale. Mais à la décharge de la maison, je me dois de dire également qu’(À Suivre) a été constamment défendu par certains des membres du conseil d’administration, et que jamais cette critique interne n’a atteint le point où l’existence même du magazine aurait pu être remise en cause. »

Il faut dire aussi que les auteurs n’y vont pas de main morte. Milo Manara est revenu au sommaire du magazine avec la « suite » des aventures de Giuseppe Bergman, en Afrique cette fois (Dies Irae), où il accentue un peu plus encore la dimension érotique de son travail. Quant au radicalisme politique et idéologique, porté par le contexte de l’époque, il trouve aussi à s’exprimer dans les pages du journal, même sous une forme fictionnelle.

La fête aux auteurs

« On doit se souvenir qu’il y avait à cette époque une dimension revendicative et politique appuyée chez beaucoup d’auteurs, rappelle Bernard Ciccolini, qui voulaient à toute force sortir enfin la bande dessinée de l’adolescence. L’émanciper. D’où l’atmosphère très libre et très ouverte qui a caractérisé le travail du journal au cours de ces premières années. Pour moi, il y a deux périodes distinctes d’(À Suivre). Celle des quatre ou cinq premières années, où tout est possible. Et puis les années suivantes, où la maison Casterman et son catalogue entrent vraiment dans la danse : cela devient une autre histoire, pas moins intéressante, mais plus rationnelle, plus normalisée. De la première période, je garde le souvenir d’une véritable fête aux auteurs. »

En ce début de décennie 80, portés par la réussite, Jean-Paul Mougin et l’équipe d’(À Suivre) tiennent ferme la ligne éditoriale. D’abord, publier aussi souvent que possible ceux qui se sont imposés comme les « grands » auteurs de la maison. Jacques Tardi est de ceux-là, bien sûr, à la fois avec son nouveau personnage, le Nestor Burma de Léo Malet, et la chronique irrégulière de sa fascination / répulsion pour le conflit de 14-18 : C’était la guerre des tranchées. Mais il y a aussi Pratt, Muñoz et Sampayo (Histoires amicales du Bar à Joe), Comès (La Belette, puis Eva), F’Murrr, Jean-Claude Servais ou encore Sokal, qui désormais fait passer son Canardo des histoires courtes aux récits de longue haleine (La Marque de Raspoutine).

Autour de ce noyau dur évolue ce qu’on pourrait appeler le « deuxième cercle » : des auteurs d’apparition plus récente, mais qui partagent un certain « esprit (À Suivre) » et que le journal cherche d’évidence à fidéliser, comme Jean-Claude Denis, Jean-Marc Rochette, Violeff, Ceppi ou encore Tito, qui évoque ses origines espagnoles dans le pudique et tranquille Soledad.

Altan le magicien

Certains d’entre eux sont des cas, comme Francesco Altan, grand auteur italien et admirable fabuliste dont l’univers ironique ne ressemble à aucun autre (« Mon fils Achille Melone est une mortadelle », dit l’aveugle Friz Melone dans l’histoire qui porte son nom…). Dès son premier récit, Ada dans la jungle, le magazine se l’approprie comme un véritable auteur maison et défendra obstinément son travail malgré l’échec commercial de ses albums en librairie. Ce sera aussi, au cours de cette période, l’un des atouts d’(À Suivre) : savoir affirmer des choix éditoriaux, et avoir la force de s’y tenir.

C’est aussi ce que traduit le choix des nouveaux auteurs, autre front que le magazine ne néglige pas. C’est ainsi qu’Alain Goffin, l’un des comparses de Benoît Sokal et François Schuiten à l’institut Saint-Luc de Bruxelles, au sein de l’atelier de Claude Renard, débute à son tour dans (À Suivre) sur un scénario de François Rivière : Le réseau Madou. On voit également se manifester un autre nom qui nous est aujourd’hui familier : le Seigneur Franco Marcobello imaginé pour (À Suivre) par Sergio Salma ne restera pas dans les annales de la bande dessinée, mais la rencontre ne sera pas perdue pour tout le monde puisque Salma réalisera ensuite chez Casterman, en direction du public jeunesse, la série Nathalie.

Le dessinateur suisse Gérald Poussin a également fait son apparition avec un univers singulier, parfois jusqu’à l’absurde : Le clan Cervelas. Un peu plus tard, c’est Alain Korkos qui inaugure également une collaboration suivie avec (À Suivre), tandis que Frédéric Bézian, autre élève de l’atelier de Claude Renard à l’institut Saint-Luc en Belgique, y fait paraître sa première histoire courte (Le Portrait de Doris Wilde). Entretemps, en octobre 1981, une très curieuse bande signée Faton et Vanhole, presque expérimentale, a fait ses débuts dans le magazine : L’ascension pneumatique de Michel Goffinard. Un peu trop pointue sans doute pour un journal grand public, l’expérience restera sans lendemain. Mais, comme toutes ces publications de nouveaux auteurs, elle est le signe manifeste d’une recherche, d’une ouverture.

Et puis, il y a les incidences de l’actualité, notamment les événements de l’agenda politique, très chargé en ce début du premier septennat Mitterrand. Ce même mois d’octobre 1981, un personnage qu’on ne va plus quitter de sitôt entre en scène. C’est Tonton Marcel, hilarante composition inspirée à Régis Franc (l’auteur du merveilleux Café de la plage que Casterman rééditera un peu plus tard), via l’impayable modèle de l’avionneur Marcel Dassault, par cette droite possédante française que terrifie la dérive collectiviste supposée du nouveau pouvoir politique français.

Des nouveaux venus qui n’en sont pas

À l’instar de Régis Franc, nombreux d’ailleurs sont les nouveaux venus qui, pour s’être déjà illustrés chez d’autres éditeurs, n’en sont pas réellement. Ainsi de Philippe Petit-Roulet (Bruce Predator), venu de Charlie et de L’écho des savanes, du tandem Golo et Frank, recrues initialement révélées par les éditions du Square, ou du formidable, de l’incroyable Francis Masse, dont l’imaginaire extraordinaire agite la bande dessinée depuis bientôt dix ans, d’Actuel à Métal Hurlant en passant par Fluide Glacial. Son entrée dans (À Suivre) est fracassante, en juillet 1982 (numéro 54), avec une somptueuse histoire plaisamment titrée Les Vacances des ridicules poireaux

À un mois près, c’est aussi ce moment que choisissent deux des piliers majeurs de toute l’aventure (À Suivre), François Schuiten et Benoît Peeters, pour signer leurs véritables débuts dans le magazine avec Les Murailles de Samaris (juin 1982). En fait, Schuiten a publié très tôt dans (À Suivre) – dès le numéro 3, pour être précis –, mais par la suite c’est à Métal Hurlant qu’il a confié les récits de longue haleine réalisés avec son frère Luc ou avec Claude Renard.

Le fait qu’il choisisse (À Suivre) pour publier sa nouvelle histoire, sous l’impulsion de Benoît Peeters notamment, illustre bien la compétition que se livrent alors les deux supports auprès des auteurs. Jean-Pierre Dionnet, patron de Métal, piquera d’ailleurs une colère homérique lorsque François Schuiten lui apprendra qu’il part publier chez Casterman. « Je me souviens encore très bien, raconte Benoît Peeters, du télégramme reçu par François au début de la parution des Murailles de Samaris : « Cher François, je suis au regret de te dire que ta nouvelle bande dessinée dans (À Suivre) est un chef-d’œuvre. » C’était signé Jean-Pierre Dionnet… »

Peu de temps après, en octobre 1982, démarre un autre projet important, issu de la préhistoire du journal : Le Transperceneige. C’est Jean-Marc Rochette qui assure, superbement, la mise en images de cette passionnante histoire signée Jacques Lob, initialement imaginée pour le dessinateur Alexis avant même le lancement du magazine, puis, après le décès de celui-ci, « testée » en vain par plusieurs auteurs dont le tandem Schuiten / Renard et… Régis Loisel.

La « famille » s’agrandit

C’est aussi à ce moment que se concrétise le premier « véritable » démarrage de François Boucq au sein d’(À Suivre) – il avait en avril de l’année précédente signé deux pages, restées sans lendemain –, avec les cinq planches d’Aventures en Malaisie (octobre 1982). La rédaction place une confiance si manifeste dans le talent de cette nouvelle recrue que François Boucq signera la couverture du magazine (La loi du Grand Nord) tout juste deux mois après, en décembre.

Un peu plus tard, en février 1983, surgit au sein du mensuel un autre poids lourd – et directement en couverture s’il vous plaît : François Bourgeon, avec Le Sortilège du bois des brumes. En fait, ce n’est pas tout à fait une première. Bourgeon, que Bernard Ciccolini avait connu bien des années auparavant à Pif, réalisant de modestes illustrations de pirates, était déjà apparu par deux fois au sommaire d’(À Suivre) : sa contribution initiale date du numéro 17 de juin 1979, en illustrateur de la nouvelle de J.-H. Rosny Aîné Les Xipehuz, la seconde est relevée presque trois ans plus tard, en mai 1982 (numéro 52), cette fois en illustrateur d’un texte de Philip K. Dick publié à l’occasion de la disparition du grand écrivain américain.

Mais si cette entrée en scène de François Bourgeon, par la grande porte, évoque un peu des retrouvailles, c’est qu’en réalité il fait presque naturellement partie de la « famille (À Suivre) ». Ses sujets, son sens de la narration et du romanesque sont si proches du grand récit tel que le pratique et le promeut le magazine depuis ses débuts qu’on se demanderait presque comment l’œuvre qui l’a fait connaître auprès du grand public, Les Passagers du vent, a pu paraître ailleurs que dans les pages d’(À Suivre). Ce travail fera d’ailleurs rapidement l’objet d’une nouvelle édition chez Casterman et François Bourgeon se comportera en fidèle d’(À Suivre) jusqu’à la disparition du titre.

Contemplons-le donc, le temps d’une respiration et juste pour le plaisir, ce numéro 61 de février 1983 dont l’éditorial célèbre discrètement l’entrée du magazine dans sa sixième année d’existence. Qu’y a-t-il au sommaire ? Pour les grands récits (À Suivre) Le Sortilège du bois des brumes de François Bourgeon, Le Transperceneige de Rochette et Lob, Tueur de cafards de Jacques Tardi et Benjamin Legrand, Au guidon cubique de Anguerra. Et puis Régis Franc, Jean-Claude Denis, Jacques Ferrandez, François Boucq et Gérald Poussin pour assurer l’animation en histoires courtes. La classe, non ?

Hommage à Jean-Claude Forest

Et voilà, déjà, que s’annonce le tournant des années 1983 et 1984. Alors qu’(À Suivre) est en train d’achever la publication du superbe et grinçant Colombo d’Altan, que Schuiten et Peeters amorcent leur grand œuvre avec La Fièvre d’Urbicande, arrivent des « recrues » qui vont aussi écrire une part de la légende du magazine : le surdoué espagnol Daniel Torrès (il n’a alors que 25 ans) avec son impeccable héros, Rocco Vargas, et, fraichement arrivé de Métal Hurlant (encore…), le tandem Loustal-Paringaux pour une histoire nostalgique au long cours, Cœurs de sable.

C’est dans le numéro 73, où paraît le premier chapitre de ce récit, qu’est publié par ailleurs un copieux dossier consacré à Jean-Claude Forest (12 pages, pas si fréquent), à l’occasion du Grand Prix qui lui est décerné par le Salon d’Angoulême dans le cadre de sa onzième édition. Evidemment on ne le sait pas encore, mais sa plus récente histoire publiée dans les pages du journal entre août et décembre 1982, le très poétique Enfants, c’est l’hydragon qui passe, est aussi la dernière qui paraîtra jamais dans (À Suivre). D’une certaine manière, l’hommage éditorial adressé par la revue à celui qui fut l’un de ses grands inspirateurs, dans tous les sens du terme, sonne un peu comme un adieu. Une page se tourne.

• L’illustration présentée en ouverture de ce chapitre est reproduite avec l’aimable autorisation de Jacques de Loustal •

Nicolas Finet

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