(À Suivre) 1978 – 1997 Une aventure en bandes dessinées – Prologue

Lorsque Pratt et Tardi, avec les éditeurs de Casterman, laissent leurs envies et leurs intuitions rôder autour d’un projet de revue, ils ne sont pas les premiers à s’aventurer sur ce terrain. Pour tout dire, ils auraient même plutôt du retard, dans cette seconde moitié des années 70. Beaucoup de ceux qui ont eu le mythique Pilote pour matrice les ont déjà devancés, précipitant l’essor, dans les kiosques comme en librairie, de ce qu’on appelle encore la bande dessinée « adulte ». Sur les traces de Charlie mensuel puis de L’Echo des savanes, il y a eu le vibrionnant Métal Hurlant, Fluide Glacial, et puis tous ces titres et tous ces auteurs qui expérimentent, protestent, rigolent, bandent, rêvent ou pètent au lit – quand ce n’est pas un peu tout cela à la fois.

Bref, il y a déjà bien du monde dans les allées, encore un peu marginales, encore un peu sulfureuses, de la nouvelle bande dessinée d’alors. Mais c’est aussi une époque où tout paraît possible. La génération qui s’ébroue sur les beaux restes de la contre-culture (ils ne feront d’ailleurs plus illusion très longtemps), pétrie de politique, d’audaces émancipatrices et de soif de libertés, est encore disponible pour toutes les aventures.

Ce sera le talent de l’équipe fondatrice d’(À Suivre) que d’inventer sur ce terreau-là, à l’instinct ou presque, une autre manière de créer de la bande dessinée. Et de savoir, en l’appuyant sur le génie des auteurs, façonner comme une idée vraiment neuve cette approche alors inédite, qui nous paraît aujourd’hui si évidente : proposer de grands romans en bande dessinée.

(À Suivre) a tenu cette promesse-là pendant pratiquement vingt ans, à quelques semaines près. Jetant du même coup, bien au-delà de son seul bassin d’audience naturel, les bases d’un imaginaire et d’un héritage narratif, stylistique et créateur auxquels se réfère dorénavant une bonne part de la bande dessinée actuelle.

Voici son histoire.

Avant (À Suivre)

 

Observons-les attentivement, sur cette photographie aux couleurs un peu passées dont on n’est plus très sûr qu’elle ait jamais vraiment existé. Ils sont une douzaine, quinze peut-être, dans ces tenues un peu improbables qui trahissent les années 70. Quelques-uns sont journalistes ou graphistes. D’autres sont éditeurs. Évidemment il y a des auteurs, aussi. Et tous ont en partage une passion profonde pour la bande dessinée. C’est l’équipe fondatrice d’(À Suivre) – cette collection d’individualités affirmées, un peu hétéroclite probablement, sans laquelle rien n’aurait pu arriver.

Au premier rang, légèrement en avant des autres (quoiqu’il ne goûte guère d’être en pleine lumière, ce sera une constante pendant près de vingt ans), se tient Jean-Paul Mougin, le rédacteur en chef du magazine. Un professionnel accompli et un caractère bien trempé, nourri d’authentiques emballements comme de saines détestations. À bien des égards, il sera l’âme, le garant de la revue tout au long de ces années, après en avoir été l’accoucheur.
D’où vient-il ? Ses origines sont journalistiques. En 1965, début de son parcours professionnel, Mougin commence à travailler à la télévision, au sein de ce qui s’appelle alors l’ORTF, comme assistant sur une émission hebdomadaire dominicale consacrée à la vie des arts, « Pour l’amour de l’art ». Il n’appartient pas alors – pas encore – au petit sérail français de la bande dessinée. À cette époque, il se sent davantage attiré par la peinture et les arts plastiques, sans oublier la littérature (les surréalistes, Bataille ou les feuilletonistes, autant d’univers dont on trouvera plus tard des échos dans le contenu de la revue), que par la bande dessinée.

Jean-Paul Mougin
Mais des convergences existent déjà, presque souterraines. « C’est une expression qui m’attirait, se souvient-il, mais de façon marginale, mon principal moteur restant alors la peinture. Disons qu’il y avait croisement d’intérêts. » Ainsi, son attrait pour les surréalistes, couplé à ses activités professionnelles, le conduit par exemple à approcher l’un des éditeurs historiques du surréalisme, Eric Losfeld. Lequel Losfeld, dans le même temps, se trouve publier par ailleurs, en pionnier, un peu de cette bande dessinée qu’on qualifie alors d’« adulte » pour la distinguer du tout venant destiné aux enfants : Paul Cuvelier, Philippe Druillet ou encore celui qui deviendra l’un des pères fondateurs du magazine, Jean-Claude Forest, déjà auréolé d’une vraie gloire (confidentielle et sulfureuse, mais gloire tout de même) pour son Barberella. De même, en 1967, lorsque Claude Moliterni organise au Musée des Arts Décoratifs à Paris sa célèbre exposition « Bande dessinée et figuration narrative », Mougin est de ceux qui suivent l’événement de près.

Premières rencontres

En avril 1969, viré de la télévision dans la charrette des « dissidents » des médias de service public qui ont marqué leur intérêt – quand ce n’est pas leur sympathie… – pour les événements de mai 68, Jean-Paul Mougin répond à une annonce parue dans Le Monde : « Journal pour enfants recherche secrétaire de rédaction ». Un créneau dont Mougin se dit qu’il peut lui convenir, lui qui a, par le passé, été instituteur deux années durant.
Le « journal pour enfants », c’est Pif. Une institution de la presse des jeunes. Né à la Libération et longtemps titré Vaillant, le magazine vient tout juste d’amorcer un nouveau virage en devenant Pig Gadget, vrai succès de presse qui atteindra les 400.000 exemplaires de diffusion. Jean-Paul Mougin y restera deux ans, le temps de devenir rédacteur en chef adjoint et de faire quelques rencontres décisives pour la suite de cette histoire. Celle de Jean-Claude Forest, justement, qui réalise pour l’hebdomadaire un remake de L’île mystérieuse. Celle encore de Nikita Mandryka, qui y publie son Concombre Masqué, de Gotlib qui y fait évoluer Gai Luron ou de Paul Gillon. Mais aussi et surtout celle d’un auteur italien encore complètement inconnu en France : Hugo Pratt. Le journal lui achète toutes les sept semaines à raison de 1.000 francs la planche, payée en liquide, une histoire complète de 20 pages racontant les aventures vagabondes d’un marin élégant, Corto Maltese. « On s’est bien entendus tout de suite, raconte Mougin. Pratt faisait le voyage de Paris pour rendre son travail, qu’il livrait sous forme de bandes. On faisait ensemble le montage des planches sur place. »
Passée cette expérience à Pif, Jean-Paul Mougin s’éloignera temporairement de la bande dessinée pour d’autres aventures de presse –notamment Télé Gadget, puis Détective, où il sera chef du rewriting pendant trois ans. Mais c’est la conjonction de cette solide expérience journalistique et de ce parcours riche de rencontres dans un journal de bande dessinée qui en fera justement, le moment venu, la recrue idéale pour la revue voulue par Casterman.

La contre-culture, vite !

Simultanément, il s’est passé énormément de choses dans le monde en pleine ébullition de la bande dessinée, au tournant des années 60 et 70. L’émergence, dans tous les domaines de la création, de ce qu’on appellera faute de mieux la contre-culture, a également marqué la bande dessinée, avec son lot de contestation et de provocations.
C’est au sein de la rédaction de Pilote, en particulier – qui draine alors à peu près tout ce que le genre compte de talents potentiels ou accomplis, et ils sont nombreux –, qu’elle se cristallise avec le plus d’éclat(s). Une partie des auteurs de la jeune garde est entrée en opposition plus ou moins déclarée avec les figures de l’autorité et du classicisme, incarnées en l’espèce par René Goscinny. Ils ne veulent plus des contraintes qu’impose une publication pour la jeunesse, ont envie d’autre chose et le font savoir. En pleine ère pompidolienne, affairiste et bétonneuse, les temps sont à l’appel d’air tous azimuts. Et les auteurs, en mal d’une « liberté » qu’au fond personne ne leur conteste réellement, pressentent du côté des lecteurs un public potentiel qui, pour peu qu’on ose lui proposer quelque chose de vraiment différent, ne demanderait… qu’à suivre.
En matière de presse, quelques rares pionniers ont d’ailleurs déjà ouvert la voie de la bande dessinée « adulte » : Charlie Mensuel, lancé par les Editions du Square dès 1969, avec pour rédacteur en chef Georges Wolinski, ou encore le périodique Actuel qui, pour n’être pas dédié à la seule bande dessinée, accueille régulièrement de nouveaux auteurs comme Masse, Rochette, Veyron, sans oublier les grands américains Crumb ou Shelton.
Début des années 70, c’est le passage à l’acte, sur fond de « libération » générale des mœurs et de renversement des interdits. En 1972, Marcel Gotlib, Claire Bretécher et Nikita Mandryka s’éloignent de Pilote pour s’en aller fonder un nouveau magazine « adulte », L’Echo des savanes. D’abord trimestriel avant de devenir mensuel, L’Echo sera la première des revues de nouvelle génération à réellement bouleverser les codes établis de la bande dessinée – mais pas la dernière.
Un peu plus tard, en mars 1974, c’est une autre poignée d’auteurs en rupture de Pilote (Morchoisne, Rampal, Lucques, Ricord, Mulatier, Bridenne) qui s’en va fonder Mormoil (disparu après sept numéros), avec un positionnement « osé » explicitement affiché et revendiqué. La même année, toujours dans un esprit « contestataire » bien typique de l’époque, apparaît le fugace Tousse Bourin, qui ne saura pas s’imposer, mais révèlera de nouvelles signatures comme celles de Cabanes, Loisel ou Taffin. Naissance aussi, presque simultanée, du trimestriel Le Canard sauvage, édité par un jeune fan de Grenoble, Jacques Glénat ; la carrière du premier sera brève, mais on reparlera beaucoup du second. Puis, dans un registre très différent, celui de la bande dessinée de science-fiction (la littérature de SF est alors elle aussi en pleine explosion), c’est en 1975 la naissance de Métal Hurlant, originellement fondé par Philippe Druillet, Jean Giraud / Moebius, Jean-Pierre Dionnet (encore des anciens de Pilote) et Bernard Farkas.

Qui n’a pas son magazine ?

La même année, Gotlib prend ses distances avec L’Echo pour partir fonder son propre titre entièrement dévolu à l’humour, Fluide Glacial, tandis qu’un autre magazine nouveau venu prend ses marques : Circus, lancé par les toutes jeunes éditions Glénat. Dans la foulée apparaissent aussi les éphémères Ah Nana ! (imaginé en 1976 par l’éditeur de Métal Hurlant, Les Humanoides Associés, pour accueillir spécifiquement les auteurs féminins ou de sensibilité féministe) puis B.D. (les Editions du Square, 1977). Bref, la bande dessinée dite « adulte » explose littéralement, y compris au sein de supports plus « classiques » n’appartenant pas à cette pléthorique presse spécialisée : c’est aussi au fil de cette époque, par exemple, que le quotidien France-Soir publie en feuilleton La ballade de la mer salée de Pratt (1973) puis Les Naufragés du temps de Gillon et Forest (1974 et 1975).
Assez vite, cette extraordinaire floraison va susciter un virage d’abord peu visible mais déterminant : le mouvement plutôt spontané de la bande dessinée adulte, essentiellement impulsé par des auteurs à la recherche de nouvelles formes, va aussi devenir un mouvement commercial, accompagné et encouragé par des éditeurs qui trouvent dans l’affirmation de cette expression – et de son lectorat – de formidables relais de croissance. Porté par la vitalité de cette « nouvelle presse » (dès 1976, Métal Hurlant est passé mensuel, Fluide Glacial le devient début 1977), le marché de l’album, au sens industriel du terme, est en train de naître, si prometteur qu’on en oublie rapidement la contre-culture et la « marginalité » soigneusement entretenues des débuts pour opérer un recentrage vers ce nouvel espace éditorial où presque tout reste à conquérir, à inventer.
C’est de cette époque que date réellement la structuration ou l’élaboration des catalogues adultes de la plupart des grandes maisons d’édition spécialisées telles qu’on les connaît encore aujourd’hui. En tant qu’éditeur de Pilote, « matrice » historique de presque tous ces courants adultes, Dargaud possède bien sûr plusieurs longueurs d’avance et un catalogue déjà très étoffé. Mais ça pousse fort derrière : Les Humanoides Associés construisent bientôt un séduisant catalogue sur la base des auteurs publiés dans Métal Hurlant, les éditions Audie font de même avec Fluide Glacial et les éditions Glénat avec Circus. À l’exception notable d’Albin Michel, qui n’entrera en scène qu’un peu plus tard, en 1982, en rachetant un Echo des savanes tombé en déshérence, nombre des « grands joueurs » des deux décennies qui suivront sont déjà en place.

Casterman entre dans la course

Et Casterman, au sein de ce paysage ? D’abord un peu d’histoire, pour comprendre. La maison Casterman, entreprise familiale par excellence (l’ancêtre fondateur, Donat Casterman, s’est établi libraire à Tournai en 1780), est, comme souvent en Belgique, à la fois un imprimeur et un éditeur. Une prépondérance de l’investissement industriel qui est au cœur de la culture éditoriale Casterman, et qui ne sera d’ailleurs pas sans conséquence sur la future revue : c’est en effet en partie en fonction des contraintes techniques de l’outil de production que seront fait, à Paris, certains des choix de maquette, de papier, etc.
De tradition chrétienne catholique ouvertement affichée, Casterman réalise après guerre l’essentiel de son activité d’éditeur avec des productions très traditionnelles : livres de prix et ouvrages pour la jeunesse, revues et livres religieux, un peu de sciences humaines, un peu de littérature – et un trésor, les annuaires téléphoniques, dont Casterman détient contractuellement l’exclusivité de l’impression pour la Belgique.
En fait, il y a deux trésors. L’autre est la bande dessinée, que Casterman exploite en assurant depuis le milieu des années 30 l’édition des albums d’Hergé. Mais peu de gens en interne, au cours de la période d’après guerre, ont réellement perçu en quoi cette œuvre marquait un tournant. Pour les éditions Casterman d’alors, l’édition des aventures de Tintin n’est finalement qu’un appendice – certes non négligeable en volumes d’albums produits et vendus – des secteurs éducation et jeunesse, par nature territoire d’élection du « militantisme » catholique.  
Dans les années 50 et 60, la situation évolue lentement, avec la constitution progressive d’un embryon de catalogue de bande dessinée : François Craenhals (Les 4 As puis Chevalier Ardent), Jacques Martin (Alix et Lefranc), Derib (Yakari) rejoignent Hergé sous la bannière Casterman. Mais l’idée directrice, comme c’est d’ailleurs le cas chez la plupart des éditeurs de bande dessinée de l’époque, reste de cibler la jeunesse. Pas de quoi faire vraiment bouger l’image alors accolée à Casterman : « un éditeur belge, bourgeois, catholique et pépère », comme le rapporte un protagoniste de cette époque.

De nouveaux débouchés

Pourtant, malgré le poids des habitudes et son peu de goût – c’est un euphémisme – pour l’aventure, l’entreprise ressent confusément la nécessité d’évoluer. Casterman, devenu tout de même l’un des premiers imprimeurs d’Europe, est alors une « grosse boîte » – plus de 500 personnes dans les années 70 –, et comme telle doit rechercher de nouveaux débouchés, ne serait-ce que pour alimenter son appareil industriel.
La bande dessinée peut être l’un de ces nouveaux territoires à investir, comme on semble timidement commencer à le percevoir dans la maison à la fin des années soixante, en publiant notamment les albums de Jean Yanne et Tito Topin (La Langouste ne passera pas, suivi de Voyage au centre de la c…ulture), première esquisse d’une réelle bande dessinée adulte et créative. Bref, comme le résume d’une formule Bernard Ciccolini, futur pilier du magazine : « Même les moins aventureux comprenaient que les missels et les bottins, ça commencait à bien faire. »
Deux hommes, en interne, vont jouer un rôle moteur dans l’évolution des mentalités aboutissant à l’éclosion de la revue : Louis Gérard et Didier Platteau. Chez Casterman, Louis Gérard est un pur produit de la promotion maison. Entré très jeune dans la branche française de l’entreprise au cours des années d’après-guerre, pratiquement sans diplôme, il va en gravir un à un tous les échelons. Lorsque la bande dessinée commence réellement à devenir un enjeu à la fois éditorial et économique sur les marchés du livre, au tournant des années 60 et 70, Louis Gérard cumule au sein de Casterman Paris les fonctions de directeur d’édition pour la France et de directeur de la communication. Le responsable de la gestion opérationnelle de l’entreprise au quotidien, c’est lui – même si l’ultime pouvoir de décision réside encore à Bruxelles, entre les mains de la famille Casterman et du conseil d’administration.
Admirateur inconditionnel de l’œuvre de Hergé, séduit par le petit monde encore restreint de la nouvelle bande dessinée, qu’il découvre en Italie en fréquentant régulièrement le Festival de Lucca, ou en France en s’intéressant aux initiatives d’un Claude Moliterni, Louis Gérard, « breton, un peu têtu, un peu obstiné » selon ses propres termes, sera au sein de Casterman l’un de ceux qui encourageront sans faillir le projet d’une revue maison.

Après Lucca, Angoulême

Le deuxième homme, Didier Platteau, jouera un rôle convergent en Belgique. Diplômé en communication sociale, brièvement passé par la publicité et la presse, il entre chez Casterman à Tournai en 1972, aux côtés du directeur littéraire d’alors, Jean Debraine. Pas vraiment d’attribution précise, si ce n’est une fonction assez générale d’adjoint à la direction littéraire. Rapidement, Platteau comprend que la bande dessinée est un peu délaissée au sein de la maison. Personne en interne ne semble réellement se passionner et se motiver pour ce qui demeure un prolongement du secteur jeunesse et du livre pour enfants. Du coup, le jeune éditeur s’approprie d’autorité ce territoire un peu en friche, avec l’idée d’en promouvoir le développement – et sans d’ailleurs que quiconque le lui conteste vraiment.
Et voilà comment Louis Gérard et Didier Platteau se retrouvent ensemble en janvier 1974, pour le compte de la maison Casterman, à la toute première édition du Festival d’Angoulême – qui s’appelle alors le Salon international de la bande dessinée. Ils sont venus davantage en observateurs qu’en acteurs du métier, par curiosité. Et en reviennent avec la conviction que la maison Casterman, respectée par la profession en tant qu’éditeur d’Hergé, mais tenue pour ce qu’elle est sans doute – une institution très peu innovante qui se contente de ronronner, pour ne pas dire davantage… –, a réellement une carte à jouer sur le terrain de cette bande dessinée adulte en pleine émergence. Quelque chose est possible, ils l’ont senti l’un et l’autre.
Le résultat de cette prise de conscience qui s’est cristallisée successivement à Lucca puis Angoulême, ce sera le premier contact avec Hugo Pratt, que le patron de la maison, Louis-Robert Casterman, « recrute » en personne sur les conseils de Louis Gérard. Aucun éditeur en effet n’a encore publié ses histoires en librairie, en France tout du moins. Chose faite dès la fin 1973 avec les premiers albums du Vénitien (des recueils d’histoires courtes de Corto Maltese en noir et blanc, celles précisément dont Jean-Paul Mougin avait initié la parution en presse quelques temps auparavant dans les pages de Pif Gadget) édités en français sous le label Casterman. Accueil très mitigé. Mais la formule « accroche » enfin avec la parution en album deux ans plus tard, fin 1975, du premier récit au long cours (plus de 160 planches) de Pratt : La Ballade de la mer salée. Lors de l’édition de janvier 1976 du Salon d’Angoulême, un prix vient même récompenser l’album, son auteur et son éditeur.

Un certain Tardi

Simultanément ou presque, un autre auteur adulte de première importance, également recruté par Didier Platteau et Louis Gérard, a fait son entrée au catalogue Casterman : Jacques Tardi. Issu comme tant d’autres des rangs de Pilote et déjà très remarqué pour ses premières œuvres (Rumeurs sur le Rouergue, Le Démon des glaces, Adieu Brindavoine, La véritable histoire du soldat inconnu), Tardi a négocié une carte blanche totale en contrepartie de son entrée aux éditions Casterman. Ce sera le projet Adèle Blanc-Sec, dont les deux premiers volumes, Adèle et la bête et Le Démon de la Tour Eiffel, paraissent simultanément et directement en albums dès 1976.
Du coup, l’idée d’un projet de presse, jusqu’alors plus ou moins diffuse et rampante dans l’esprit de Casterman, commence à prendre un vrai relief. Car pour réaliser ce qui constitue désormais clairement l’un des objectifs commerciaux de la maison – bâtir un catalogue de bande dessinée adulte et fidéliser dessinateurs et scénaristes –, encore faut-il se montrer capable d’attirer, puis de retenir les auteurs visés. De ce point de vue, disposer d’un support presse est non seulement un atout mais pratiquement un impératif, en particulier dans un environnement en développement rapide et fortement concurrentiel, où les magazines abondent.
Sans oublier la pression créée en ce sens par les auteurs eux-mêmes. Tardi ou Pratt, qui connaissent bien l’impact de la presse pour l’avoir eux-mêmes personnellement expérimenté par le passé en France ou en Italie, encouragent vivement Casterman à se doter d’une revue. Il y ont d’ailleurs parfaitement intérêt, au sens premier du terme. « La presse avait aux yeux des auteurs tous les avantages, non seulement parce qu’y publier était prestigieux et créait une visibilité pour les œuvres, mais aussi d’un point de vue financier, rappelle Louis Gérard. Passer dans un magazine permettait d’être payé deux fois, une fois pour la publication en presse et une autre pour la publication en album. Bref, la carte de presse était à tous points de vue un vrai argument. »

Opération recrutement

Tout concourt donc à la création d’une revue Casterman. Fin 1976, la décision est acquise, autour d’une idée (on ne disait pas encore, sans doute avec raison, un « concept »…) relativement simple : « Un magazine mensuel en noir et blanc permettant de publier par chapitres de longs récits à la manière de La Ballade de la mer salée, qui en l’espèce incarnait un peu le prototype de ce que nous voulions faire », résume Didier Platteau.
Reste à trouver celles et ceux qui auront pour mission de donner un corps et une substance à ce projet. La personnalité du futur rédacteur en chef, chacun le devine, sera déterminante. Plusieurs recrues potentielles sont pressenties, sans oublier les candidats auto-déclarés, comme Jean-Claude Forest. Mais Didier Platteau, à cet égard, a déjà délimité des frontières très claires. « Je souhaitais un journaliste expérimenté qui connaissait la bande dessinée, mais qui ne chercherait en aucun cas à devenir auteur. Dans mon esprit, il était impératif de ne pas mélanger les genres. »
Le Salon d’Angoulême, à nouveau, sera le lieu du déclic. Début 1977, lors de la 4e édition du Salon, l’équipe Casterman est présente en force : Hergé, star totale et icône consensuelle des anciens comme des modernes, dont Casterman vient de publier l’ultime Tintin et les Picaros, a fait en personne le voyage en Charente. Sur place, l’autre vedette maison, Hugo Pratt, avisé lui aussi du projet de revue, présente à Gérard et Platteau un journaliste de sa connaissance, avec ses chaleureuses recommandations : Jean-Paul Mougin.
Car Mougin, de son côté, après avoir évolué dans divers titres de la presse généraliste, a renoué de fraiche date avec le monde de la bande dessinée. Sous l’autorité de Mandryka, il gère depuis quelques mois la rédaction de L’Echo des savanes, ce qui lui a permis non seulement de retrouver des têtes connues, mais aussi de rencontrer de nouveaux dessinateurs, comme Edmond Baudoin, Régis Franc, René Pétillon ou Ted Benoit. C’est d’ailleurs en compagnie d’un illustre auteur américain publié par les Editions du Fromage, Wallace Wood, primé cette année-là par le jury du Salon, qu’il fait le voyage d’Angoulême en ce mois de janvier 1977.

Signé Robial

Les premières conversations entre Mougin, Platteau et Gérard sont encourageantes. « L’affaire » sera conclue presque aussitôt. Jean-Paul Mougin est officiellement recruté par Casterman en avril, à la satisfaction de Pratt que cette heureuse conclusion libère de ce qu’il vivait comme une dette. « Pratt m’a dit : tu m’as fait rentrer chez Pif, je te fais rentrer chez Casterman ; on ne se doit plus rien… », raconte plus tard Mougin, avec un sourire un peu nostalgique.
Le nouveau rédacteur en chef se met au travail. Le principe éditorial de la revue est à peu près calé, les principaux auteurs identifiés : Pratt bien sûr, Tardi évidemment, rejoints par Forest – qui n’obtient pas la rédaction en chef qu’il espérait, mais se voit proposer en revanche un statut d’auteur « privilégié » au sein de la nouvelle équipe – ou encore Claude Auclair, lui aussi passé par Pilote, qui a en tête un très long récit de quelque 200 planches aux accents régionalistes. Deux autres « poids lourds » sont également au programme : le scénariste Lob et le dessinateur Alexis, pour un très ambitieux projet baptisé Le Transperceneige. Hélas Alexis le surdoué – de son vrai nom Dominique Vallet – décèdera soudainement le 7 septembre 1977, à 31 ans, sans même avoir eu le temps de signer son contrat. Il faudra attendre plusieurs années pour que l’histoire, finalement dessinée avec talent par Jean-Marc Rochette, voie le jour.
Avec une matière d’une telle richesse, il faut élaborer un contenant qui tienne la route. Autrement dit une maquette de qualité et une direction artistique très solide, capable de la faire vivre et évoluer dans la durée. Assez vite, les réflexions à ce sujet se focalisent sur le nom d’un homme : Etienne Robial.
La suggestion initiale est venue d’un membre du conseil d’administration de Casterman, Etienne Pollet – qui s’avèrera plus tard l’un des plus fidèles soutiens de la revue lorsqu’il s’agira de la défendre en interne contre ses détracteurs. À cette époque, pour le compte de Casterman, Pollet enrichit les archives maison en rachetant régulièrement d’anciennes éditions originales de Tintin en noir et blanc. Et c’est à ce titre qu’il fréquente, rue du Commerce à Paris, l’une des adresses les mieux fournies en albums de collection, ainsi que son principal animateur : Futuropolis, une librairie-maison d’édition fondée en 1972 par un jeune graphiste passionné de grands maîtres américains et européens, Etienne Robial, et sa compagne dessinatrice Florence Cestac.
Autant dire que Robial n’est déjà plus tout à fait un inconnu dans la bande dessinée. Il a commencé à se distinguer en offrant à une brochette d’auteurs choisis (Tardi, Vaughn Bodé, Gir, Jeff Jones) le somptueux espace de sa mythique collection 30/40, qui fait alors l’effet d’un ovni dans le paysage éditorial. Sa toute jeune maison d’édition Futuropolis est d’ailleurs récompensée par un prix à Angoulême dès 1975. Quant à la presse, Etienne Robial s’y illustre la même année en créant la maquette de Métal Hurlant.

En route vers l’aventure…

Bref, le « recrutement » de Robial suggéré par Etienne Pollet pour la conception de la future revue est une vraie bonne idée. Lui aussi se met au travail, le projet s’étoffe, se précise. Enfin, en octobre 1977, deux autres protagonistes majeurs rejoignent l’équipe naissante : Bernard Ciccolini et Anne Porot.
Le premier est un jeune maquettiste d’une vingtaine d’années, qui s’illustre alors à Pif depuis presque cinq ans. Il a fait la connaissance d’Etienne Robial par l’intermédiaire d’un collègue de Pif, Jean-Luc Cochet – qui accompagnera également assez longtemps l’histoire de la revue. Et c’est lui que Robial recommande à Casterman pour animer à l’avenir, mois après mois, la maquette qu’il est en train de concevoir. Choix judicieux, puisque Bernard Ciccolini assurera sans faillir la direction artistique du magazine – ainsi que la conception graphique des albums qui en découleront – tout au long de son histoire.

Jean-Paul Mougin et Bernard CiccoliniAnne Porot

 

 

 

 

 

 

La seconde, choisie par Jean-Paul Mougin, est une jeune secrétaire de rédaction formée à l’école de journalisme de la rue d’Assas, et passée notamment par Les Nouvelles Littéraires. Discrète, rigoureuse et surefficace, comme c’est bien souvent le cas dans cette si exigeante profession – bref, exemplaire à tous points de vue. Anne Porot (aujourd’hui hélas disparue, comme de trop nombreux protagonistes de cette aventure) s’avèrera bientôt, au-delà de l’organisation de la revue et de sa tenue rédactionnelle au quotidien, un élément essentiel du dispositif éditorial de Casterman.

La rédaction d'(À Suivre)

Fin 1977, toute l’équipe est en place, dans des locaux parisiens qu’occupe Casterman rue Madame, dans le sixième arrondissement, spécialement libérés pour les besoins de la revue. Les auteurs déjà sélectionnés sont au travail, tandis que sur la Grand Place de Bruxelles, à l’une des tables du bar Le Roy d’Espagne, Jean-Paul Mougin et Didier Platteau « recrutent » déjà certains des jeunes dessinateurs (Benoît Sokal, François Schuiten, Alain Goffin) issus de l’atelier qu’anime Claude Renard à l’école Saint-Luc.

Un, deux puis trois numéros zéro sont successivement confectionnés pour roder la maquette et les contenus, après qu’un titre ait progressivement rallié tous les suffrages au fil de nombreuses réunions préparatoires. Le nouveau magazine s’appellera (À Suivre). Son lancement est programmé pour fin janvier 1978, dans le cadre on ne peut plus propice du cinquième salon d’Angoulême.
L’aventure peut commencer, enfin.

 

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Les photos de Jean-Paul Mougin, Anne Porot et Bernard Ciccolini sont ©Yves-André David

Nicolas Finet